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été tracés que par les petits pieds des troupeaux et de leurs pasteurs. C’est une Arcadie dans toute la force du mot. »

En remontant de la Creuse vers l’Indre, et dans l’espace qui sépare ces deux cours d’eau, se trouve la Brenne, l’une des régions les plus malsaines de France, plus triste que la Sologne, et dont les brouillards et les exhalaisons empestées causent les fièvres que lèvent transporte au loin, et où l’on est fort surpris de les voir apparaître. Pendant longtemps, la Brenne a eu des étangs dispersés sur une étendue de plus de huit mille hectares. La vie humaine n’y dépassait pas vingt-deux ans. Aujourd’hui on dessèche, on boise, et quelques prairies d’un vert pâle, quelques champs ensemencés, sont les indices d’une future transformation. Avant le xiiie siècle, assure-t-on, le pays était couvert de forêts giboyeuses et de cultures où les eaux couraient vivifiantes et pures. Le roi Dagobert s’y plaisait et y chassait avec son inséparable Éloi, lequel n’était encore que le trésorier de son maître. L’idée d’y creuser des étangs pour vendre du poisson aux habitans et surtout aux moines et aux nonnes en temps de carême, fit qu’on arrêta le cours des ruisseaux au moyen de digues. Le fond du sol étant imperméable comme celui des causses de la Lozère et de l’Aveyron, la Brenne devint un foyer de pestilence. La sauvagerie des habitans, que nul étranger ne visitait, que les fièvres rendaient hâves et livides, fut comme pour leurs congénères de la Sologne un sujet à sorcellerie et à récits fantastiques. La Brenne devint le pays par excellence des sorciers, des farfadets et surtout des meneurs de loups. La légende des lycanthropes répandue dans toute la France, en Brenne, devint presque de la réalité. Tout Brennois l’était, au dire de leurs voisins. Dans le Morvan, les ménétriers sont aussi meneurs de loups. S’ils ne se vouent pas au diable, ils n’apprennent jamais la musique. Dans ce pittoresque Morvan, les loups sont les sujets de Satan ; ce ne sont donc pas de vrais loups, mais des lycanthropes, ou des hallucinés qui se croient changés en loups.

Le lupeux vit aussi au pays de Brenne, dans ces plaines où à chaque pas on trouve des étangs qui ont leur légende, où rampent des serpens qui donnent la fièvre, des cocadrilles que l’on ne peut détruire qu’en desséchant les marécages où ils se traînent. Un voyageur qui parcourait ce pays malsain avec un guide entendit au crépuscule du soir une voix très douce qui disait simplement : Ah ! ah ! « Est-ce vous ? » demanda le voyageur étonné à son guide. Celui-ci se garda bien de répondre. Ils continuèrent à marcher au milieu d’ormeaux dont les branches coupées donnaient à ces arbres des formes monstrueuses, et sans que la petite voix cessât de faire entendre son doux : Ah ! ah ! — Mais quoi