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producteur moins pressé vit avec un confort plus grand et jouit plus de la vie. Il n’y existe pas moins de cinq millions de propriétés au-dessous de six acres, chacune est capable de nourrir une famille, à condition que cette famille soit petite. C’est à ces paysans indépendans que M. Thiers a emprunté cinq milliards. Croyez-vous qu’ils auraient pu faire de telles économies s’ils avaient eu des familles nombreuses ? Cette aisance générale, que nous souhaitons en vain pour notre patrie, la France la doit à la prudence de ces ménages de petits propriétaires. Cette vertu est si fortement enracinée maintenant, malgré les foudres de l’église catholique qui la condamne comme un péché, que le docteur Drysdale affirme qu’un prêtre français a prié le conseil du Vatican de changer sa direction : « Ce n’est pas le péché qui est nouveau, a écrit ce prêtre, mais les circonstances qui ont changé. Cette pratique s’est répandue depuis un demi-siècle par la force des choses… Autres temps, autres mœurs, et les lois doivent changer avec celles-ci. »


II

N’est-il pas étrange que l’Angleterre nous envie cette diminution du nombre des naissances au moment même où nous nous en inquiétons ? C’est qu’en vérité la famille du paysan français est descendue au-dessous de la moyenne, tandis que celle du prolétaire anglais l’a dépassée. Non-seulement la petite propriété est aussi rare en Angleterre qu’elle est fréquente en France ; mais cette grande propriété abonde en pâtures où le travail de l’homme n’a que faiblement à s’exercer, en terrains pour ainsi dire de luxe, uniquement réservés à la chasse. Les paysans ne sont donc pas une classe nombreuse. C’est l’ouvrier, l’homme vivant de ses bras, qui forme le fond de la nation. Or, le régime économique auquel celui-ci est soumis l’empêche d’apprendre la prévoyance. Il n’a pas de responsabilité, il touche chaque quinzaine l’argent qu’il gagne ; il ne sait pas ce que c’est que de calculer des échéances lointaines. Chose curieuse, et qu’il serait bon de faire observer à quelques socialistes, il est très disposé à s’en remettre de tout, à son patron. Quand il a un enfant de plus, il va bonnement lui demander une augmentation. C’est là un fait dont nous avons souvent été témoins.

Il y aurait même lieu de s’étonner du succès de la campagne entreprise par Mme Besant et M. Charles Bradlaugh, s’il n’existait en Angleterre une classe dont l’importance grandit chaque jour, celle de la petite bourgeoisie, des boutiquiers, comme on l’appelle