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longtemps, car, si vous le revoyiez, je crois que vous le laisseriez bien reposer sans chagrin. Consolons-nous donc ensemble, ma très chère sœur ! » Quand les nouvelles deviennent tout à fait mauvaises, il annonce à Wilhelmine que leur père ne passera pas l’année ; après avoir décrit l’état du malade, qui a de l’eau dans la poitrine, ni respiration, ni sommeil, ni appétit, et les jambes enflées au-dessus du genou, il avoue qu’il ne peut s’empêcher de pâtir d’une certaine façon : « En revanche, je suis bien aise de me trouver alors dans un état à pouvoir vous servir. »

Le moment était venu pour le prince de quitter l’armée, qui prenait ses quartiers d’hiver. Il demanda au roi la permission de s’arrêter à Bayreuth, où il passa quelques jours chez sa sœur. Wilhelmine se plaint amèrement de cette visite dans ses Mémoires. Le prince aurait regardé d’un air moqueur la cour de Bayreuth, turlupinant tout le monde et répétant cent fois le mot de petit prince et de petite cour. Il aurait fait placer à la table des altesses, contrairement à l’étiquette, un simple lieutenant de sa suite en disant que les lieutenans du roi valaient bien les ministres du margrave. Il aurait conseillé à sa sœur de casser toute cette cour aussitôt que son benêt de beau-père, le margrave régnant, serait mort, et de se mettre avec son mari sur le pied de gentilshommes, pour payer leurs dettes. Il lui aurait dit nettement qu’il ne fallait pas trop compter sur ses largesses, après la mort « du sire, » et qu’elle pourrait fort bien se contenter des quatre plats avec lesquels elle avait été accoutumée à vivre avant son mariage. Si bien qu’elle n’avait pu retenir ses larmes, et, pour toute consolation, son frère lui aurait dit que, sans doute, elle était mélancolique et qu’il allait lui faire passer cet accès en jouant de la flûte. Dans quelle mesure Wilhelmine exagère-t-elle ici ? Sa correspondance avec son frère, avant et après la visite, semble la démentir, car elle est pleine d’effusions de tendresse, mais elle et son frère excellaient en phraséologie d’affection. Il se peut bien que Frédéric ait montré son mépris des petites cours et aussi sa résolution de tenir serrés les cordons de la bourse. Wilhelmine ajoute que son frère se montra plus obligeant les deux derniers jours qu’il passa auprès d’elle. Ils s’entretinrent assurément alors « du changement » qui allait arriver. La bonne Wilhelmine comptait bien prendre sa revanche des peines et des humiliations d’autrefois. Il lui était doux de penser que sa mère, dont la hauteur l’avait tant fait souffrir, allait descendre au rang de douairière : « La reine doit être au désespoir. Ce sera un furieux coup pour elle, quoiqu’à la vérité elle serait plus heureuse. »