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au vieux général : « Je suis venu voir comment un héros acquiert des lauriers. » Eugène ne cueillit pas de lauriers cette année-là, où les Impériaux, sans bataille, nous laissèrent prendre Philippsbourg, mais ce fut un grand plaisir pour Frédéric de voir la guerre autrement que dans les livres, et des généraux en action, non plus sur le champ de manœuvres ou à la tabagie paternelle. Il se sentit très honoré de faire la connaissance du prince Eugène et de vivre dans la familiarité d’un des héros de la lutte de l’Europe contre Louis XIV. Ce vieillard n’était plus que l’ombre de lui-même, mais il le voyait entouré des batailles et des victoires d’autrefois. Il admirait la simplicité de ce grand personnage à qui on n’osait donner de louanges, et comme Eugène avait l’habitude de parler bref, il se mit à parler bref. Lui, si prompt d’habitude à juger et à mépriser, il est respectueux de ses anciens et se défend de s’ériger en juge et de « prononcer d’un ton doctoral en sentence ce que chacun aurait dû faire. » Il veut n’être qu’un écolier auprès de ces maîtres, instruits à force de services et d’années et de blessures. Et pourtant il voit bien qu’il aurait fallu attaquer les Français, qui ne pouvaient déployer leur armée dans la dangereuse position où ils étaient, et qui auraient été détruits s’ils avaient été vaincus. Il est sévère pour les contingens d’empire et l’armée autrichienne : « La campagne présente est une école où l’on a pu profiter de la confusion et du désordre qui règne dans cette armée. » Le premier jour, il a remarqué l’encombrement des états-majors ; quand il s’est présenté au prince Eugène, « c’était si plein de généraux impériaux autour de lui, qu’on pouvait à peine fendre la presse. » Il se moque de la tenue peu martiale et du luxe des officiers autrichiens. Il a regardé les régimens d’Autriche avec la sûre clairvoyance de l’œil paternel : un seul lui a paru bien tenu ; aussi a-t-il retenu le nom du colonel, le baron de Riesdal, qu’il engagera à son service, l’année d’après son avènement : « Je me souviens, lui dira-t-il, que votre régiment était le seul qui fût en ordre. » Qui sait si l’expérience acquise dans cette campagne, et la certitude de la supériorité des troupes prussiennes, cette certitude que donne le de visu, n’expliquent point en partie que Frédéric ait osé, dès qu’il fut roi, ce coup hardi contre l’Autriche ?

Il s’est éprouvé lui-même sous le feu. C’est une vie nouvelle qui commence avec ce métier d’exposer sa vie tous les jours, et la première rencontre s’appelle un baptême. Il arrive aux plus braves de sentir ce jour-là le sang affluer circum prœcordia ; d’autres, comme Frédéric, sont allés au feu tranquillement, ainsi qu’à un rendez-vous prévu auquel ils ont été destinés par la naissance et préparés par l’éducation. Il écrit très simplement au roi qu’à