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rencontres heureuses dont il était fier ; il croyait être poète ; cette illusion embellissait encore sa vie.

Il se disait parfaitement heureux, et il exprimait son bonheur en vers et en prose. Avec des réminiscences de poètes anciens et modernes, il compare aux embarras de la cour la paix des champs : « Les soins et les inquiétudes sont bannis de l’esprit… Déchargé du fardeau que vous donnent les soins des affaires, le sommeil vous devient paisible. Des rêves fortunés vous font passer la nuit agréablement. Le sommeil, semant de ses pavots sur vos yeux, ils ne se rouvrent qu’après que le valet de chambre, à force de secousses, vous les fait rouvrir… Un repas frugal, accompagné de bon vin, vous attend toujours prêt, jusqu’à ce que l’appétit dicte l’heure où il doit être servi… Enfin, on se fait un plaisir de tout, et telle nymphe villageoise, embaumée d’odeur de gousset d’aisselle, plaira mieux que la comtesse D… avec tous ses airs précieux. »

Il est en train de se composer un idéal d’existence médiocre et douce, et il écrit l’éloge du juste milieu, l’état le meilleur du monde, où l’homme jouit de la vie sans inquiétude. Il se souvient, à la vérité, qu’il est prince, et se résigne à sa destinée ; mais, quand l’heure sera venue de régner, il s’en tirera au meilleur compte possible, se contentant de s’informer, de diriger la masse entière, et d’être un maître bien servi. De régner, il ne sent pas la plus petite impatience. Il ne s’occupe d’aucune affaire, et méprise le tripotage de la politique : « Je puis vous assurer que je vis comme si le roi était immortel, et je veux mourir sur l’heure si je me suis formé un plan pour l’exécuter après sa mort. »


II

Pris au mot, Frédéric serait mort sur l’heure, car il ne pouvait s’empêcher de faire des plans, et déjà les principales lignes de sa conduite future étaient arrêtées dans son esprit. Les belles déclarations philosophiques qu’il multipliait pour qu’elles fussent répétées au roi ne trompaient personne. Grumbkow y voyait l’application du « nouveau système par rapport à papa, » et le père disait à son fils : « Vous n’attendez que ma mort pour avoir comédie et opéra. » Le prince était résolu à se donner d’autres plaisirs encore, de vrais plaisirs de roi. A Neu-Ruppin, il était extrêmement attentif à tous les mouvemens de la politique, et il caressait des rêves de guerre.