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par une villa d’Atticus. Les soirs des beaux jours, il allait y souper, et il aimait à manger les melons qu’il cultivait de ses mains. Il se donnait ainsi des airs de la vie noble qu’il rêvait alors de vivre ; les melons étaient une rareté dans le pays, une rareté pour prince, comme les statues, le temple et la fresque.

Malheureusement, Frédéric n’avait pas à Neu-Ruppin la société de gens d’esprit qu’il aurait souhaitée, — le roi la lui avait refusée ; — il était réduit au commerce des officiers de son régiment. Le roi, qui disait : « Je ne le trouve pas encore en état que je puisse le laisser seul, » lui avait imposé un mentor en la personne du colonel von Bredow, chargé « de veiller sur la tenue de la maison, de donner au prince de bons sentimens par des représentations raisonnables et un bon exemple, et d’inspirer le respect aux jeunes officiers, de façon qu’ils gardent en paroles et en manières beaucoup de ménagemens. » Mais le colonel et ses officiers savaient tromper la vigilance de Bredow, qu’ils appelaient l’Argus. Ils firent ensemble, entre autres escapades, une expédition dont le bruit arriva jusqu’à Berlin. L’aumônier du régiment avait essayé plusieurs fois de se faire inviter à la table de Frédéric ; il se présentait à l’heure du dîner, et, pour bien expliquer son intention, il rappelait que, chez le précédent colonel, son couvert était toujours mis. Frédéric supportait les gêneurs obligatoires, mais il était impitoyable pour les autres ; il n’invita point le pasteur, qui se vengea de cette impiété en le comparant en plein prêche à Hérode, qui faisait danser Hérodiade et lui envoyait en présent la tête de saint Jean. A quelque temps de là, par une nuit noire, le presbytère fut cerné, les fenêtres brisées, et M. l’aumônier et sa femme, arrachés au lit conjugal, furent portés au milieu de la cour dans une mare d’ordures.

Les officiers du Régiment kronprinz n’étaient propres qu’à ces farces de garnison, ou à jouer aux cartes avec le prince, ou bien, quand la poste de Hambourg apportait des « délicatesses, » à souper avec lui, mais alors en petit comité choisi, le prince n’étant pas assez riche, comme il disait, pour rassasier dix personnes de denrées si chères. Frédéric ne trouvait point dans cette compagnie joyeuse un compagnon de son esprit ; aussi sa vie était-elle monotone : « Je suis si retiré que l’on peut être ; je m’applique aux affaires du régiment ; beaucoup d’exercices ; ensuite, les commissions économiques que le roi m’a données m’occupent ; après, la parole ; après, si je ne vais pas voir quelque village, je me divertis à lire ou à la musique. Vers sept heures, je vais dans la compagnie des officiers qui s’assemblent ; je joue avec eux. A huit heures, je mange ; à neuf heures, je me retire, et voilà comme se passe régulièrement