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prélérence pour lui jeter la bride de son cheval quand il arrive, et lui demander sa canne et son chapeau quand il repart.

Dupourquet eut un geste violent.

— Voyons, sacredieu ! tu ne veux cependant pas qu’il te saute au coul il y a entre vous trop de distance…

— Cette distance-là, je l’apprécie mieux que lui, et c’est pour cela que je le trouve méchant et sot de me traiter de la sorte.

— Julien !

— Oh ! vous ne m’empêcherez pas d’aller jusqu’au bout, j’en ai trop lourd sur le cœur ; il faut que ça sorte. Je n’aurais demandé à M. d’Escoublac qu’un peu de bonté et de délicatesse ; et cela devait lui être facile, puisqu’il a reçu une si belle éducation, puisqu’il connaît si bien les convenances. Mais il y a une chose qui le gêne, voyez-vous, c’est que, plus que tout autre ici, avec mes habits d’étoffe et mes mains calleuses, je lui rappelle qu’il entre dans une famille de bourgeois de campagne où l’on a peiné par tous les temps et sué sang et eau pour ramasser le magot qu’il convoite.

Dupourquet était devenu très rouge. Ces derniers mots de Julien le frappaient au visage comme un soufflet. Il le saisit par le bras, et, d’une voix brève :

— En voilà assez, n’est-ce pas ? tu n’as jamais été qu’un orgueilleux et un jaloux ; tu me montres aujourd’hui que tu n’étais aussi qu’un ingrat. Non content de te recueillir au Vignal, je t’ai fait donner quelque instruction. J’ai payé pendant cinq ans ta pension chez les frères, alors qu’il m’eût été si simple de l’adjoindre un labrit pour garder les moutons. Plus tard, j’ai prié l’abbé Roussillhes de compléter tes connaissances ; je t’ai laissé faire des devoirs, lire des journées entières, alors que nous manquions de bras à la terre, et c’est ainsi que tu m’en récompenses ! Eh bien ! mon ami, fais ton paquet et file ! J’ai joui jusqu’à présent de ton lopin de la Grèze, reprends-le. C’est ce soir la signature du contrat, demain la noce, et j’exige que tu y assistes ; mais, aussitôt après, je te rendrai mes comptes de tutelle, et tu iras voir chez toi si l’herbe pousse.

Julien, maintenant, semblait accablé. Tout son emportement se changeait en une soumission douce. Il répliqua :

— Vous avez tort de me parler si durement. Personne plus que moi ne vous est attaché. Gardez mon bien ; c’est encore trop peu pour vous payer de ce que je vous dois, je ne demande pas de comptes de tutelle, et ce n’est pas à la Grèze que je veux aller, c’est plus loin. L’an qui vient je devais tirer au sort ; mon intention est de devancer l’appel, de partir tout de suite.

Dupourquet s’arrêta tout interloqué, radouci à son tour par cette voix triste où vibrait l’écho d’une vraie douleur.