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IV

Rome a parlé : l’Église a désormais une doctrine sociale. Dans l’ardeur de leur foi, j’entends des catholiques nous assurer que la question est à jamais tranchée par le magistère du juge infaillible. A leurs yeux, plus de problème social ; il n’y a qu’un enseignement à mettre en pratique. Pour les plus confians, l’application ne saurait se faire attendre longtemps. Deux cents millions de catholiques, réunis en immense et docile équiperont opérer de concert, au signal pontifical, et, d’un même coup d’épaule, pousser en mesure la société vers le but marqué.

Ce sont là de vastes espérances. A part leur hardiesse, je ne sais si c’est bien comprendre la portée de l’acte pontifical et le langage de Léon XIII. Est-il interdit de se demander si les questions économiques sont de celles qui peuvent être résolues par le Roma locuta est ? C’est à quoi il vaut la peine de réfléchir quelques instans. A parler franc, nous ne soupçonnions point que les problèmes sociaux fissent partie du mystique dépôt de vérités dont le successeur de Pierre a la garde. Peut-être, étions-nous dans l’erreur ; mais l’erreur naguère était commune. Le large champ des questions économiques nous semblait une terre ouverte où, clercs ou laïques, les plus scrupuleux des catholiques se pouvaient mouvoir en liberté. Il y a vingt-cinq ans, un vieil ami disait à mon frère qui commençait ses études économiques : « Jeune homme, vous faites de l’économie politique, c’est très bien ; mais il faut faire de l’économie politique chrétienne. » Le mot, à cette époque reculée, nous fit l’effet d’un non-sens. De l’économie politique chrétienne, — quoique certains écrivains, tels que Villeneuve-Bargemont ou Perrin de Louvain, en eussent déjà posé les principes, — cela ne nous semblait guère moins bizarre que de la physique ou de la chimie chrétienne. Les temps ont changé, et il en va autrement de nos jours. Mais, même après l’encyclique De conditione opificum, y a-t-il bien une économie politique catholique, avec un formulaire arrêté no varietur, dont aucun croyant ne puisse s’écarter sans péril d’hérésie ? Nous connaissons, en Europe et en Amérique, de nombreux catholiques qui prétendent faire de l’économie sociale chrétienne, c’est-à-dire, si nous comprenons bien, s’inspirer, dans les questions économiques, de l’esprit de l’Évangile. Hier, encore, ils étaient partagés, sur des points essentiels, en écoles diverses. L’an dernier, ces divergences s’étaient bruyamment manifestées au « congrès de Liège » convoqué pour les faire cesser. A Liège, en 1890, comme cet automne