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et pauvres l’ignorent presque également. La foule des déshérités se réclame de la justice. Cela n’est pas fait pour effrayer l’Église. Ce n’est point là un vocable qu’elle n’entende point. La justice, elle en a faim et soif. Bienheureux ! va-t-elle répétant, depuis le Sermon sur la montagne, ceux qui sont altérés de justice. Il y a des siècles qu’elle la prêche aux grands, comme aux petits, sans l’isoler de la charité, car, pour sa sagesse, plus profonde que celle de nos modernes réformateurs, justice et charité sont inséparables, toutes deux n’étant que les deux faces d’une même vertu. Justice, solidarité, fraternité, autant d’idées ou de sentimens d’origine chrétienne. C’est le christianisme qui les a apportés à notre monde méditerranéen, et il les avait trouvés dans l’héritage de ses ancêtres de Judée. La justice, au sens social aussi, est un mot de son vocabulaire ; il a passé du psalmiste et des prophètes aux apôtres et à l’Église. C’est de là qu’il est venu à ceux qui l’emploient en dehors d’elle, et parfois contre elle ; ils le lui ont dérobé, et, en le lui enlevant, ils en ont souvent faussé le sens. Ce n’est pas une raison pour que l’Église ne le reprenne point. Au contraire, dès qu’il se pose dans le monde une question de justice, l’Église ne peut se taire. Il faut que la papauté parle, car elle seule a qualité pour cela. Le pape est, de droit divin, le gardien de la justice. La chaire romaine a été fondée pour l’enseigner aux hommes, et nous aurons beau chercher entre toutes les puissances de ce monde, nulle n’a pareille autorité pour en faire entendre la voix aux peuples ou aux classes en lutte. Le jour où ceux qui paient l’ouvrage et ceux qui exécutent l’ouvrage se disputent sur les limites de la justice, se demandant où elle commence, où elle finit, il était impossible que la papauté n’intervînt pas. S’enfermer dans le silence eût été abdiquer.

Et dès que Rome parlait, quel langage pouvait-elle faire entendre ? Faut-il nous demander ce qu’eussent dit les douze pêcheurs de Galilée devant les revendications de ces artisans, de ce menu peuple des villes, par lequel l’Évangile a conquis Rome et vaincu les Césars ? Et le restaurateur du christianisme évangélique au moyen âge, le doux François d’Assise, si peu tendre à la féodalité guerrière, croyons-nous qu’il eût hésité à se prononcer ? ou que, dans cet âpre débat entre ceux qui ont la puissance de l’argent et ceux qui n’ont d’autre richesse que leurs bras, « le Christ de l’Ombrie » se fût toujours mis du côté de l’argent, avec les riches et les patrons ? S’il se fût gardé d’inciter les foules à la révolte, saint François, escorté de ses « mineurs, » n’eût pas manqué de se faire, devant les princes de la finance ou les barons de l’industrie, le champion des droits du « pauvre peuple. » — Les défenseurs du pauvre peuple, les saints l’ont été, de tout temps ;