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folle, la bouffonnerie poussée au grandiose, je dirais presque à l’héroïsme, la vie qui bouillonne dans cette comédie toute retentissante d’injures et de horions, cette folle émulation de colère et cette furieuse enchère de méchanceté et de haine dont la tendresse et la paix seront le prix. M. Delair a traduit tout cela dans la meilleure langue qu’on puisse parler au théâtre, dans un style savoureux, tour à tour pittoresque et poétique, un style qui court et qui brille, qui chante et qui rit. Si ce n’est pas là traduire un grand poète, c’est au moins le comprendre et lui ressembler.

Il y a dans la Mégère apprivoisée deux ou trois scènes d’une beauté singulière et qui plus que les autres font penser. La première est celle de l’enlèvement de Catarina par Petruccio. Le couple est revenu de l’église, vous savez après quel scandale : elle, tremblante encore de honte et de rage au bras de ce capitan de la foire, gouailleur et cynique. Il annonce à tous son dessein d’emmener sa femme non pas demain ni ce soir, mais à l’instant même. Étonnement de Catarina, suivi de refus, de cris et de fureur. Lui pourtant marche vers elle, la saisit à plein corps et la traînant à sa suite, fendant la foule qui veut lui barrer le passage : « Quant à ma bonne Cateau, s’écrie-t-il d’une voix tonnante, elle viendra avec moi… Je veux être maître de ce qui m’appartient. Elle est mes biens, mes bijoux, ma maison et mes ustensiles de ménage, mon champ, ma grange, mon cheval, mon bœuf, mon âne, mon toute chose : la voici, la touche qui l’osera… Grumio, tire ton épée, nous sommes entourés de voleurs ; secours ta maîtresse, si tu es un homme. Ne crains pas, ma douce fillette ; ils ne te toucheront pas, Cateau ; je te protégerai contre un million d’assaillans[1]. » Mon bœuf, et surtout mon âne, est un peu vif ; mais que mon toute chose est beau ! Allez entendre M. Coquelin sonner cette fanfare, et peut-être entendrez-vous passer le souffle quasi héroïque dont j’ai parlé plus haut. Dans cette saisie, dans cette mainmise à la fois amoureuse et brutale de l’époux sur l’épousée, vous sentirez derrière la fantaisie comique un fond d’immuable vérité, la loi naturelle et sociale de la force, de l’autorité virile, non moins nécessaire que la tendresse à la durée comme à la perfection de l’amour. Singulière unanimité des grands hommes, fût-ce des plus divers ! N’y a-t-il pas déjà du Molière là-dedans ? du Molière romantique, enflammé, du Molière avec un panache, mais du Molière enfin ? Arnolphe, un jour, ne dira pas autre chose ; il le dira moins haut et sans faire, le matamore, mais aussi nettement, et dans son sermon à Agnès, ne reconnaîtrez-vous pas, éteint et refroidi, réduit en leçon bourgeoise, le lyrisme truculent de Petruccio ? Tant il est vrai qu’à de certains momens le génie, fût-ce le génie de

  1. Traduction de M. É. Montégut.