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bien que son abord eût d’hostile, tout cela, que l’on retrouve à chaque ligne de son Journal, ou que l’on entrevoit à travers le poète, M. Paléologue ne nous en a rien dit, et, tout pesé, je crois qu’il a bien fait. Mais voici peut-être une question plus intéressante, qu’il n’a pas même posée, bien loin de la traiter, et cependant qu’il faudrait que l’on eût résolue, je ne dis pas pour parler de Vigny seulement, je dis de l’écrivain, grand ou petit, quel qu’il soit, dont on veut écrire soi-même.

C’est celle de savoir si de l’œuvre d’un poète ou d’un romancier nous avons le droit d’extraire, en quelque sorte, ce que nous en aimons ou ce que nous y trouvons de supérieur ; s’il nous est permis d’oublier dans quel fatras souvent quelques rares inspirations sont pour ainsi dire étouffées ; et dessinant ou peignant un « portrait littéraire, » si nous n’y ferons entrer que ce qui loue notre modèle et rien de ce qui pourrait nuire à la fausse ressemblance que nous en donnons ainsi. Figurez-vous donc un Barbier, en qui l’on déciderait de ne voir que l’auteur des ïambes et au besoin d’il Pianto ; un Bernardin de Saint-Pierre, en qui l’on ne nous montrerait que l’auteur de Paul et Virginie ; un Prévost encore, dont on ne retiendrait que l’unique Manon Lescaut. Ce serait faire tort aux Voltaire, aux Chateaubriand, aux Victor Hugo de ce qu’il y a de puissance dans leur fécondité même. Une « réussite » ne prouve rien, pas plus en art qu’ailleurs. On n’est pas un grand général pour avoir gagné une bataille, si l’on n’en a jamais gagné qu’une. On n’est pas non plus un grand poète pour s’être élevé si haut, une fois en sa vie, que l’on n’a plus pu se retrouver ni se recommencer soi-même. Mettons deux, trois, mettons dix fois : il semblera toujours naturel que la valeur d’un écrivain se détermine par rapport à la totalité de son œuvre, dont les parties médiocres compteront comme les bonnes, serviront souvent à les expliquer, et n’en changeront pas la qualité, sans doute, mais ne laisseront de modifier notre jugement sur l’homme. S’il n’y a rien de plus banal, il n’y a rien de plus oublié. Et Alfred de Vigny, — qui est l’auteur du Bal, s’il est celui de la Colère de Samson, l’auteur des Amans de Montmorency, s’il est celui de la Maison du berger, — est justement l’un de ceux à l’occasion de qui la question se pose.

Entre plusieurs moyens qu’il y a de la décider, selon les cas, il n’en est guère de plus loyal, ni de plus sûr que de considérer la nature, l’étendue, la profondeur enfin de l’influence exercée. C’est précisément par là que Vigny se relève. Je ne parle pas seulement de l’influence que ses exemples ont eue sur ses contemporains, « les romantiques » de la première heure, et de la seconde aussi : Lamartine même, Hugo, Musset. Si Cinq-Mars a suivi les romans de Walter Scott, il a précédé tous les romans prétendus « historiques » de l’école, et je ne sais pas