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depuis plus de trois ans, le roi désespérait « que son fils devînt jamais sage et digne de la succession de ses royaumes et états. » On n’avait pu douter de ses intentions, lorsqu’ayant fait venir de Vienne deux de ses neveux, il affecta d’entrer à Madrid en faisant chevaucher à sa droite l’archiduc Rodolphe, alors âgé de onze ans. C’était dire aux Espagnols : « Il sera votre roi. » De l’avis commun, on ne l’avait jamais vu si joyeux que ce jour-là. Mais Philippe II était de la race des ruminans. Il méditait longuement ses moindres projets ; une fois rendue, la sentence était irrévocable. A Lisbonne comme à Vienne, on se plaisait à croire qu’il avait voulu donner une leçon à son fils, qu’il ne tarderait pas à le remettre en liberté ; il avait décidé que don Carlos ne sortirait jamais de sa prison. Il en écrivit à l’empereur. Il lui expliqua que depuis longtemps il jugeait inévitable la cruelle résolution qu’il venait de prendre, qu’il en sentait la gravité et les inconvéniens, mais que le plus grand des malheurs serait de voir l’Espagne gouvernée par un prince incapable de se gouverner lui-même : « J’ai dû satisfaire aux obligations que j’ai envers Dieu et le bien de mes états. »

Il est certain que Philippe II avait des raisons sérieuses de faire enfermer son fils, et il est presque aussi certain qu’il ne l’a pas fait empoisonner dans sa prison. Mais il semblait encourager les soupçons et autoriser la calomnie par l’impénétrable mystère dont il aimait à entourer toutes ses actions. Fourquevaulx écrivait à sa cour qu’il aurait fallu faire bon marché de sa vie pour oser s’introduire auprès de don Carlos, que la reine elle-même n’avait pas d’autres nouvelles du prisonnier que celles que le roi voulait bien lui donner. On savait cependant par ses gardiens qu’on l’avait mis au régime, qu’on le nourrissait de bouillons substantiels, mêlés de graisse de chapon, d’ambre et d’autres fortifians, mais qu’on avait grand’peine à l’empêcher de faire des folies, qu’un jour il avait avalé une de ses bagues, garnie d’un gros diamant.

On apprit aussi qu’il avait résolu de se laisser mourir de faim, mais que son père étant venu le voir, il s’était remis à manger. Extrême en tout, il fit bientôt après, des excès de table. Le 17 juillet, il engloutissait tout un pâté de perdreaux et jusqu’à onze litres d’eau. Selon toute apparence, il s’appliquait à hâter sa fin. Il ne s’habillait plus, se promenait pieds nus dans sa chambre, dont on arrosait le parquet pour tempérer les ardeurs d’un été de Madrid ; avant de se coucher, il répandait de la neige dans son lit. Il tomba gravement malade, son mal empira d’heure en heure, et le 24 juillet, après s’être confessé, avoir reçu avec toutes les marques d’une grande dévotion les derniers sacremens et l’extrême-onction, et avoir demandé à Dieu le pardon de ses péchés, il rendit le dernier soupir. Le roi eut à cœur, semble-t-il, de prouver que la mort de ce fils déshérité avait été naturelle. Après