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et grillées. Ruy Gomez, prince d’Eboli, devenu son geôlier, occupa les pièces attenantes, et par ordre du roi, qui voulut désarmer la médisance et les médisans, il s’y installa avec sa femme. On ne donnait au prisonnier ni couteau ni fourchette ; sa nourriture était hachée menu. On lui laissa ses bijoux, mais on lui ôta son argent. Sa grand’mère, reine douairière de Portugal, offrit de venir à Madrid pour l’y soigner comme une mère ; Philippe II déclina cette proposition ; il déclara que le prince, reconnu désormais impropre à gouverner, n’était plus son successeur.

A quelque temps de là, le plus redoutable ennemi de Philippe II affirmera par une lettre officielle, adressée à l’empereur Maximilien II comme au bourgmestre et au conseil de la ville de Zurich, que le roi d’Espagne a fait arrêter et incarcérer son fils pour le punir de l’intérêt qu’il portait aux Flamands et de l’horreur que lui inspiraient les cruautés du duc d’Albe. Plus tard encore en 1581, il accusera Philippe d’avoir fait périr son fils et sa femme pour pouvoir se marier avec sa nièce Anna. Le prince d’Orange avait le droit de calomnier un homme qui mettait sa tête à prix. Mais il faut convenir que dans cette affaire Philippe II a fait preuve de quelque longanimité. Il avait constaté depuis longtemps que son fils avait l’esprit malade, et il n’entendait pas que son vaste héritage tombât aux mains d’un lunatique. Toutefois, il avait patienté. Instruit de la violente altercation que don Carlos avait eue avec le duc d’Albe, il s’était flatté d’adoucir son humeur par des concessions. Il avait autorisé le conseil d’État et le conseil de guerre à siéger dans l’appartement du prince et sous sa présidence, et il avait porté sa dotation de 60,000 à 100,000 pièces d’or. Don Carlos ne s’était pas laissé toucher par ces faveurs, par ces marques inattendues de tardive indulgence ; il avait deux idées fixes : il voulait épouser sa cousine et s’en aller.

On raconte qu’un gentilhomme de Vérone, condamné à périr dans l’autodafé du 8 octobre 1559, reprocha amèrement au roi, en passant devant lui, de laisser brûler un homme de sang noble, et que Philippe II lui répondit : « Le sang noble se purifie dans le feu ; si le mien venait à se souiller dans le corps de mon fils, je serais le premier à l’y jeter. » Cette terrible parole fait penser à une des lettres qu’écrivit Pierre le Grand à son fils Alexis, disciple trop docile des fanatiques et des grandes barbes : « J’attendrai encore un peu de temps pour voir si vous voulez vous corriger ; sinon, sachez que je vous priverai de la succession comme on retranche un membre inutile. N’imaginez pas que je ne veuille que vous intimider ; ne vous reposez pas sur le titre de mon fils unique ; si je n’épargne pas ma propre vie pour mon pays et pour le salut de mes peuples, comment pourrais-je vous épargner ? »

Le 28 janvier 1568, Ruy Gomez disait à l’ambassadeur de France que,