Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 108.djvu/655

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le fonds déjà si riche des informations dont nous disposons. C’est ainsi que récemment encore, avisé de l’intérêt que présentaient pour moi de pareilles communications, un savant hollandais, M. le docteur J. Worp de Groningue, voulait bien m’offrir la primeur de l’extrait d’une autobiographie inédite de C. Huygens qui nous donne sur les débuts de Rembrandt des lumières inattendues. Écrite probablement de 1629 à 1631, dans ce latin élégant et un peu subtil qu’employaient alors les lettrés, cette autobiographie n’a trait qu’à la jeunesse de Huygens. A propos de son éducation qui avait été très soignée[1], Huygens entre dans le détail des sciences et des arts qui lui ont été enseignés, et il parle des artistes avec lesquels il est entré de bonne heure en relations. Ce qu’il dit de Rembrandt et de son ami Lievens concerne donc aussi la jeunesse de ces deux maîtres. Il nous les montre « encore imberbes et déjà célèbres, » bien que tous deux soient comme de vivans démentis de cette doctrine de l’hérédité à laquelle Huygens ne saurait se ranger et qui, on le voit, n’est pas née d’hier. « De ces deux adolescens, en effet, l’un est fils d’un simple artisan, brodeur en tapisseries, et l’autre d’un meunier, « mais non de la même farine que son père, » ajoute-t-il plaisamment.’« Des origines si humbles font paraître leur intelligence et leur talent plus prodigieux encore. Quanta leurs maîtres, ce sont des hommes médiocres, à peine connus, car les modestes ressources de leurs parens ne permettent pas de leur en donner de plus relevés… C’est donc à leur génie seul qu’ils doivent ce qu’ils sont, et je me persuade que, livrés à eux-mêmes, s’il leur avait pris fantaisie de peindre, ils seraient parvenus au même degré de talent auquel on croit, bien à tort, que ces maîtres les ont amenés. Le premier de ces jeunes gens, celui que j’ai dit fils d’un brodeur, se nomme Lievens ; l’autre, le fils du meunier, Rembrandt. Tous deux sont encore imberbes et même, à leur visage et à leur tournure, on les croirait plus près de l’enfance que de la jeunesse. » Huygens estime « que Rembrandt l’emporte sur Lievens par l’intelligence et la vivacité des impressions. » A l’inverse de son compagnon qui, « ne concevant rien que de grandiose et de magnifique, se plaît non-seulement à égaler la grandeur naturelle des objets qu’il doit représenter, mais même à la dépasser, Rembrandt, au contraire, à force de talent, même dans les dimensions restreintes qu’il choisit de préférence, atteint une puissance

  1. Huygens était grand admirateur de nos poètes, de Corneille en particulier, et il écrivit en tête d’une édition du Menteur, publiée par les Elzevier en 1645, deux pièces de vers : l’une en latin, l’autre en français. Corneille, de son côté, après avoir remercié Huygens dans un avertissement placé en tête de cette comédie, lui dédiait Don Sanche d’Aragon en 1650.