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moyen soit pris pour le but et que les idiomes deviennent leur propre fin à eux-mêmes. Pour qu’une littérature nouvelle se produise, il faut un certain ensemble de circonstances qui ne se laisse pas créer à volonté. Il est juste d’honorer en tout lieu l’attachement aux ancêtres : mais une langue sans œuvres originales est comme un pays dépourvu de beautés naturelles et privé de souvenirs historiques ; à moins de nécessité, nul n’en recherche le voyage. Une trop grande division amènerait l’émiettement. Pour nous rendre compte avec impartialité des conséquences du principe, transportons-le dans le passé. Virgile, étant de Mantoue, aurait dû écrire son Énéide en ombrien. Horace, né à Venouse, devait composer ses odes en osque. Assurément, s’ils l’avaient fait, nous serions encore heureux de posséder leurs œuvres : ni l’un ni l’autre dialecte ne manquait d’une certaine culture. Mais peut-on leur en vouloir d’avoir préféré une langue depuis longtemps répandue sur un grand État, déjà maniée par des esprits supérieurs, et de s’être ménagé à eux-mêmes cet accroissement de force que donnent la présence de rivaux et le voisinage de juges compétents ?

Nous citerons pour finir les paroles d’un esprit vraiment moderne, d’un homme qui, vivant au centre d’un pays agité par la guerre des langues, est bien placé pour observer ce que cette lutte a tantôt de juste et tantôt de factice[1] : « Aucune originalité nationale, dit M. Hugo Schuchardt, ne survit, au sens où elle le voudrait ; mais aucune ne périt tout à fait, si elle a servi aux fins suprêmes de l’humanité. » Elle entre, en effet, dans ce mélange qui s’appelle la civilisation, et si elle est de haute qualité, elle prend le dessus. Souvent, dans cette lutte, le vainqueur doit se laisser absorber complètement pour assurer sa victoire.


MICHEL BRÉAL.

  1. M. Schuchardt est professeur à l’université de Graz, en Autriche.