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V.

Encore nouveau, puisqu’il n’a pas cent ans, le principe des nationalités a déjà produit beaucoup de bien et beaucoup de mal ; à la pensée de ce qu’il réserve au monde, on éprouve quelque chose de l’inquiétude que la révolution française, à mesure qu’elle développait ses conséquences, répandait autour d’elle. Par ses attaches naturalistes, le nouveau principe devait attirer les hommes de science. Il satisfait, d’un autre côté, les instincts des masses, en rompant avec les formes traditionnelles et en accordant le dernier mot au nombre. Il présente cet avantage de favoriser le contact entre les différentes classes d’une même population. Il est en outre un stimulant pour les jeunes nationalités, qu’il pousse à étendre et à montrer en pleine lumière leurs aptitudes. Enfin, il peut servir à réparer les injustices de l’histoire, à effacer les anciens abus de la force.

Mais voici maintenant le revers de la médaille : par certains côtés, le principe des nationalités est en opposition avec les idées de liberté proclamées par la révolution française, laquelle ne connaissait que l’homme abstrait, et avait fait profession d’en finir avec les divisions superficielles. Il se produit en un temps où les découvertes de la science, les entreprises de l’industrie appelleraient plutôt le groupement des peuples que leur séparation ; en un temps où les aspirations des classes laborieuses, non moins que raffinement de la conscience publique, font paraître les luttes de peuple à peuple chose arriérée et barbare. Tout pays présente une minorité plus ou moins nombreuse qui tient à honneur de surmonter les préjugés imposés par le temps et le lieu : l’accord de ces minorités a constitué jusqu’à présent l’opinion publique en Europe et a été le principal véhicule du progrès. Ces minorités, la théorie des nationalités a pour résultat de les annuler. Est-il nécessaire enfin d’ajouter que ce serait une singulière illusion de voir dans l’identité du langage une promesse d’union et de paix ? Il faudrait avoir oublié que les guerres fratricides sont les plus acharnées et les plus cruelles. Ce n’est pas la différence d’idiome qui a détaché les États-Unis de l’Angleterre, ni qui a failli couper en deux la grande république américaine. L’amitié ou l’antagonisme des peuples a des causes plus effectives et plus profondes.

Telles sont les contradictions que le principe nouveau a jetées dans le monde. Peut-être, après tout, est-ce moins un principe