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soit de s’arrêter de préférence aux côtés par où l’homme ne s’appartient pas : on dirait qu’il s’agit de le faire rentrer dans le sein de ce grand univers dont il a eu tant de peine à se distinguer. Sans vouloir discuter le problème de la liberté humaine, nous pensons qu’il ne faut pas restreindre, comme si elle était trop grande la part d’initiative que l’homme civilisé a la conscience d’avoir conquise.

Il est heureux que la réalité donne quelques éclatants démentis à la théorie : les faiseurs de systèmes sont avertis de cette manière que leur loi est tenue en échec par quelque autre loi supérieure. Jersey et Guernesey, quoique parlant normand, le pays de Galles, quoique parlant celte, ne demandent pas à se séparer de la Grande-Bretagne. L’Alsace, qui avait conservé son ancien parler germanique, était la plus fidèle et la plus patriote de nos provinces françaises. Il faut observer à ce propos que les patois se maintiennent surtout là où ils sont enveloppés et comme baignés dans une langue étrangère. Quand les Allemands entrèrent en Alsace, ils furent frappés de l’archaïsme du dialecte alsacien, et ils affectèrent d’y voir un signe d’attachement à la patrie allemande. Le fait tenait simplement à ce que l’administration et l’école étaient françaises. Aujourd’hui que les environs de Metz sont soumis à l’Allemagne, le vieux patois lorrain a repris dans les villages avec une nouvelle recrudescence.

Sur les frontières des différentes nations de l’Europe, il a toujours existé des régions mixtes où les mœurs, les habitudes, le langage tenaient à la fois de deux pays. Il y avait là comme des lieux d’élection pour la fusion des races et l’échange des idées. Les populations qui bénéficiaient de cette position intermédiaire comptaient parmi les plus intelligentes et les plus éclairées. À ce système, il semble qu’on veuille substituer celui des séparations tranchées. En passant d’un pays à l’autre, on changera subitement de méridien au moral comme au physique. L’école, au lieu de rester un moyen de rapprochement, est devenue un instrument de combat : la pédagogie moderne a découvert qu’il était impossible, — quelques-uns ont ajouté qu’il était immoral, — d’apprendre deux langues à un enfant. Encore si l’enseignement donné des deux parts était la science inoffensive de l’école d’autrefois ! mais les moyens raffinés d’aiguiser le patriotisme dont notre siècle s’est avisé sont pratiqués des deux parts. Les inconvéniens de toute école close, les dangers de l’école confessionnelle d’autrefois se retrouvent ici avec cette circonstance aggravante que les deux parties se privent par avance des moyens de dissiper leurs préventions et que des deux côtés il se forme, pour nourrir le différend, une littérature de journaux et de livres inintelligibles et inconnus au voisin.