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a seul prononcé jusqu’à présent : ce genre de critique littéraire reste à créer. Il se peut que la langue française, par l’exacte valeur des termes, ajoute à la précision de l’esprit ; que l’allemand par l’agencement savant de ses constructions, habitue l’intelligence à garder simultanément présentes un plus grand nombre de notions ; que l’anglais, grâce à la souplesse de son vocabulaire mette plus promptement l’idée et la chose sous les yeux : mais ce sont là de légères nuances qui peuvent difficilement être notées et appréciées. Il y a d’ailleurs, entre les langues de l’Europe, grâce à notre civilisation, un si continuel échange, même alors qu’il ne se traduit pas par des emprunts visibles, que le progrès obtenu sur un point devient presque aussitôt un bien commun à tous. Ceci nous conduit à parler du langage dans ses rapports avec la vie des nations.


IV

Par une conséquence logique des idées qui précèdent, la langue en est venue à être présentée comme une sorte de marque de fabrique imposée par la nature aux différens groupes ethniques. Cette manière de voir a, comme on sait, trouvé accueil dans la politique, où, en s’aidant plus ou moins du secours de l’ethnographie et de l’histoire, elle a servi de fondement à la théorie des nationalités.

Nous rencontrons ici ce principe des nationalités dont il a été tant parlé et qui, en dépit de tout ce qui a été dit, reste si obscur. Nous n’avons pas l’intention de traiter dans son ensemble un sujet qui a occupé tant d’éminents esprits. Ce que nous voulons envisager ici, c’est le rôle inattendu et nouveau dont la linguistique s’est trouvée investie sans l’avoir ambitionné : rôle assurément flatteur, mais dangereux, et dont elle fera sagement de surveiller les pièges. Est-il vrai que la langue doive avoir cette importance prépondérante ? A-t-elle la même autorité en toute circonstance ? A-t-elle une égale valeur à être invoquée pour ou contre les populations ? En écrivant ces lignes, je me propose de rester dans la région des idées et de laisser de côté les espèces diverses sous lesquelles se pose aujourd’hui le problème. Il faudrait être bien confiant en soi-même pour espérer voir clair dans cette mêlée, ou plutôt dans cette multiplicité de duels, où les conditions varient à l’infini et où tant d’intérêts, tant de passions sont en présence. Qui voudrait s’ériger en arbitre entre les Tchèques et les Slovaques, entre les Magyars et les Croates ? La question ne se pose pas de la même