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vrai jour. Ce n’est point — il s’en faut — un miroir où se reflète la réalité : c’est une transposition de la réalité au moyen de signes particuliers dont la plupart ne correspondent à rien de réel. Nous sommes tellement faits à cette transposition que les idées et les sentiments qui traversent la conscience empruntent aussitôt cette forme. Qu’on examine un à un les éléments de la phrase la plus simple, non pas d’un livre de métaphysique ou de droit, mais d’une conversation familière, on sera surpris de voir que presque tout appartient à cette algèbre particulière qui nous sert à communiquer nos pensées. Je ne parle pas ici seulement de ces mots destinés à maintenir la contexture de la phrase, tels qu’articles ou conjonctions, mais des verbes et des substantifs, dont la plupart, — on pourrait dire tous, sauf les noms propres, — représentent un long travail de généralisation. Si nous croyons, en écoutant, apercevoir les choses elles-mêmes, c’est que notre tête a été familiarisée depuis l’enfance avec les mêmes signes, nous constatons ici deux faits qui échappent d’ordinaire à notre attention : d’une part, la grandeur du capital intellectuel amassé par l’humanité ; d’autre part, la puissance de l’éducation.

Il n’y a rien ici qui puisse être assimilé aux caractères physiques par lesquels se reconnaît une race. Ces derniers caractères restent indéfiniment les mêmes, au lieu que le trésor de la parole s’accroît et se perfectionne d’âge en âge. Les caractères physiques suivent l’homme par tous pays, au lieu que nous apprenons sans peine, et nous parlons couramment le langage de la contrée ou se passe notre jeunesse. S’il est vrai qu’il existe une faculté générale du langage, l’hérédité de tel ou tel idiome en particulier est une fiction. Il ne se peut rien de plus français que la prose d’Hamilton. Térence, ce modèle de diction latine, était un enfant berbère que des pirates avait amené à Rome.

On peut se demander s’il existe des différences de degré dans la puissance éducative des langues répandues sur la surface du globe. Il en existe sans doute ; s’approprier une langue formée à l’abstraction depuis des siècles, apprendre à manier avec sûreté une riche et délicate synonymie, s’accoutumer à enchaîner et à subordonner ses pensées selon les règles d’une syntaxe rigoureuse : cela est d’un autre effet sur l’esprit que d’aligner les mots vagues et mal définis d’un idiome resté à l’état d’enfance. L’Européen, par cela seul qu’il est mis en possession d’une langue cultivée de temps immémorial, a une énorme avance sur le Pahouin. Mais si, au lieu d’opposer les extrêmes, nous voulions établir des différences entre les langues de l’Europe, nous arriverions à des comparaisons où les qualités et les défauts se compensent, et où le sentiment individuel