Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 108.djvu/634

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ainsi septentrional, qui vient de septentrion, a servi de modèle à méridional, lequel n’a pas de primitif dont il ait pu être immédiatement dérivé. De l’analogie également on a dit qu’elle agissait d’une façon aveugle, et on l’a décrite comme si nous en subissions la contrainte. Il serait plus juste de dire que nous sommes tous, et à tous les moments du jour, les auteurs du langage. C’est beaucoup trop limiter la part que chacun de nous prend à la production de la parole, que de la borner aux expressions nouvelles qu’il peut nous arriver de créer, de même que ce serait trop limiter le rôle de l’analogie que d’en reconnaître seulement l’action là où elle forme quelque chose d’insolite et d’irrégulier. L’analogie est perpétuellement à l’œuvre, ou pour mieux dire nous sommes perpétuellement actifs dans la production de la parole. Comme il nous est impossible d’apprendre une à une toutes les formes de la langue, c’est nous qui les créons d’après les modèles qu’elle nous a tournis. L’enfant de huit ans qui conjugue un verbe collabore a la reproduction de la langue française : l’homme illettré qui n’a jamais conjugué un verbe, et qui ne sait pas ce qu’on entend par verbe, n’en a pas moins un modèle de verbe dans la tête, sur lequel il calque des formes semblables. Quand Martine dit :

Qui parle d’offenser grand’mère ni grand-père ?

elle forme une phrase mettant en mouvement les rouages grammaticaux les plus délicats. Nous ne nous apercevons du procédé intellectuel que quand, par accident, il nous trompe, la plupart des fautes de langage ayant pour cause une fausse application de l’analogie. L’enfant qui tire du verbe prendre un participe prendu avait déjà formé plusieurs autres participes où son instinct lui avait fait trouver juste. La facilité avec laquelle nous limitons et suspendons à volonté l’action de l’analogie montre bien qu’ici encore tout soupçon de contrainte serait chimérique.

La continuité du langage à travers la série des générations en fait l’éducateur de l’humanité. Ce n’est pas assez dire que d’affirmer que nous jetons nos idées, aussitôt que nous les concevons, dans le moule fourni par la parole. Bien avant l’âge où il nous sera possible d’analyser nos pensées, nous recevons les mots et les tours qui en représentent les éléments. Un enfant a entendu et répété les mots : Veux-tu jouer ? — Je veux jouer, longtemps avant de pouvoir démêler aucune des notions complexes que renferme cette phrase. Son intelligence est en retard sur les formules dont il se sert.

De cette façon le langage commence à nous apparaître sous son