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gagner en vigueur et en souplesse, nous savons trop bien grâce au génie de quels hommes ce progrès a été obtenu. La partie du langage sur laquelle on se fonde, c’est la phonétique, ou, en d’autres termes, la prononciation. Les changemens survenus dans le corps des mots, — suppression de lettres et de syllabes, transformation des voyelles, affaiblissement ou assimilation des consonnes, addition de lettres euphoniques, — sont à la fois si étranges et si réguliers que la volonté humaine paraît n’y être pour rien. D’où vient que dans le même temps les mêmes modifications se produisent chez toute une population ? Comment se fait-il, par exemple, que le latin ait, grâce à une série de phénomènes distincts, simultanément donné naissance à l’italien, à l’espagnol, au français, au roumain ? Comment se fait-il encore qu’en parcourant la France, du sud au nord, on rencontre une juxtaposition de dialectes qui, du provençal au wallon, vont en s’éloignant de plus en plus du type primitif ? N’y a-t-il pas là une classe de phénomènes où il n’est pas permis de parler de conscience ni de liberté ?

C’est par l’influence de la nature extérieure sur nos organes qu’on explique les changements de la phonétique : en quoi il y a certainement une part de vérité. La nature extérieure fait sentir son action sur la parole, comme elle la fait sentir sur toute notre personne. Le président De Brosses remarquait déjà « que chaque peuple a son alphabet qui n’est pas celui d’un autre, et dans lequel plusieurs lettres sont impossibles à prononcer pour tout autre ; que le climat, l’air, les lieux, les eaux, le genre de vie et de nourriture sont la cause de cette variété. » Mais il s’agit là d’influences lointaines qui peuvent bien rendre compte de l’aspect général, mais qui ne suffisent pas à expliquer les faits de détail. La phonétique se compose d’une quantité de petits phénomènes pour l’explication desquels il serait aussi peu admissible de recourir à une cause unique et éloignée, qu’il serait déraisonnable d’expliquer par le climat chaque détail de l’ajustement de nos paysans. « De toutes les façons vulgaires de se dispenser de l’étude des influences sociales et morales sur l’âme humaine, dit quelque part Stuart Mill, la plus vulgaire est d’attribuer les différences de caractère et de conduite à des différences naturelles indestructibles. »

Nous ne voudrions pas qu’on pût se méprendre sur notre pensée. Les règles de la phonétique ne sauraient être entourées de trop de respect. Elles sont la garantie de tout progrès, la seule défense contre le caprice et la fantaisie, qui ont autrefois tant nui à nos études : nous devons tous travailler à les rendre de jour en jour plus détaillées et plus certaines. Mais c’est sur la nature de ces lois que nous avons à faire des réserves. On a cru bien faire, pour en grandir l’autorité, d’en transporter le siège dans nos or-