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se complaisaient à exposer dans l’histoire du langage. Ce qui se trouvait au fond de toutes ces spéculations, c’était le dédain et le mépris de la raison. Un certain orgueil de caste s’y mêlait aussi : l’idée de races privilégiées, parmi lesquelles on n’oubliait pas de se placer, ne pouvait déplaire. Ce côté personnel se montre dans l’expression indo-germanique, créée pour désigner l’une des grandes familles d’idiomes.

La théorie mystique et la théorie naturaliste (il y a de ces confluents dans l’histoire des idées) se sont peu à peu amalgamées. Il en est résulté la manière de voir dont on a vu plus haut quelques spécimens. La linguistique actuelle est encore toute pleine de ces conceptions. Certaines préoccupations persistantes ne peuvent s’expliquer que par là. D’où viendrait autrement le besoin de reconstruire des idiomes primitifs, auxquels on attribue tantôt une pureté de son, tantôt une transparence étymologique, tantôt une régularité grammaticale qu’on ne rencontre dans aucun idiome directement observable ? Les linguistes qui nous décrivent avec tant de soin l’urindogermanisch n’obéissent pas seulement au désir de mettre dans leurs recherches de l’unité et de la cohésion : ils ont encore devant les yeux l’idée d’une langue parfaite, d’un archétype venu on ne sait d’où, dont nous possédons seulement des exemplaires altérés. Il est difficile de comprendre pourquoi cette langue mère surpasserait en perfection ses filles, car elle-même, composée des débris d’idiomes antérieurs, participe aux conditions ordinaires, et ne saurait présenter ni la correction, ni la symétrie d’une œuvre exécutée d’un seul jet. Ainsi le vague de la conception première s’est fait sentir jusque dans le détail de la science.

Il serait temps de renoncer à des idées qui ne résistent pas à un examen sérieux. Le langage a sa résidence et son siège dans notre intelligence ; l’on ne saurait le concevoir ailleurs. S’il nous a précédés, s’il nous survit, c’est qu’il existe dans l’intelligence de nos concitoyens comme dans la nôtre, c’est qu’il a existé avant nous chez nos parents, et à notre tour nous le transmettons à nos enfants. Il est fait du consentement de beaucoup d’intelligences, de l’accord de beaucoup de volontés, les unes présentes et agissantes, les autres depuis longtemps évanouies et disparues. Ce n’est pas diminuer l’importance du langage que de lui reconnaître seulement cette existence idéale : c’est, au contraire, le mettre au nombre des choses qui occupent le premier rang et exercent le plus d’influence dans le monde, car ces existences idéales, — religions, lois, traditions, mœurs, — sont ce qui donne une forme à la vie humaine. Nous en subissons ordinairement l’action, quoique nous ayons toujours au fond de nous mêmes le pouvoir de nous en