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dans ces grands débats parlementaires où nous avons entendu les hommes d’État anglais se jeter mutuellement les vers de Virgile à la tête. N’était-ce pas un trait à noter, et ne pressent-on pas déjà que la marine des gueux, sans perdre complètement ses habitudes sauvages et sanguinaires, va insensiblement s’épurer ? Parce que le peuple néerlandais est fort, il ne faut pas croire qu’il soit insensible aux charmes de la poésie. C’est, au contraire, le peuple le plus porté au culte de l’idéal, le plus prompt à s’enivrer d’ambroisie, que cette ambroisie ait une saveur latine ou flamande. Voilà des alliés que j’aimerais pour mon pays ; on saurait au moins avec eux sur quoi compter.

A la nouvelle de la défection de Jan Abels, et des ravages qui désolaient la Frise, Albe crut pouvoir se borner à donner l’ordre à la garnison de Medemblik de se tenir sur ses gardes. Quelques pièces de petit calibre furent aussi expédiées à la Brille, et un certain nombre de navires marchands, armés précipitamment en guerre, se hâta d’embarquer ses équipages pour protéger, s’il était possible, en même temps que les côtes de Frise, la pêche du hareng contre les pirates.

Ces précautions furent prises au mois d’août 1567. Au mois de mai 1568, Louis de Nassau envahissait les Ommelands, c’est-à-dire les pays qui avoisinent et entourent la ville de Groningue. L’amiral flamand au service de l’Espagne, François van Boshuizen, accourut, s’établit devant Delfzijl, dans l’Ems occidental, à l’entrée du Dollard, et s’occupa de couper les vivres à Louis de Nassau. La détresse ne tarda pas à se faire sentir dans l’armée rebelle. Louis de Nassau n’hésita plus ; il fit appel aux pirates et, le 1er juillet 1568, délivra, au nom de son frère le prince d’Orange, des lettres de marque à Henri Thomas et à Didier Sonoy, acceptés comme chefs par les gueux. Le prince leur abandonnait d’avance tout le butin qu’ils pourraient faire, sans vouloir s’en réserver aucune part ; il ne leur demandait que l’artillerie. Les flibustiers se trouvaient du coup élevés au rôle de belligérans.

C’est une phase nouvelle qui vient de s’ouvrir. L’histoire de la marine néerlandaise commence. Quelle marine pourrait se glorifier de plus magnifiques annales ? Celle-ci n’a pas seulement honoré la patrie : elle l’a fondée.


JURIEN DE LA GRAVIERE.