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d’Arménie, assisté de deux étrangers, chrétiens comme lui, on entreprenait trop ou pas assez ; il savait que l’œuvre était d’autant moins viable qu’elle était plus radicale, et que d’un signe il pouvait, au besoin, la renverser. Qu’arriva-t-il en effet ? Peu de mois après, en février 1879, le ministère ayant, pour raison d’économie, mis un certain nombre d’officiers au traitement de disponibilité, Nubar-Pacha et M. Wilson furent assaillis par eux et enfermés dans le ministère des finances. Le vice-roi s’empressa d’accourir lui-même pour disperser ce rassemblement et délivrer les prisonniers. Le lendemain, le président du conseil se présenta humblement aux consulats de France et d’Angleterre, déclarant qu’il ne répondait plus de la tranquillité publique, et leur demandant instamment d’assurer sa vie et celle de ses collègues[1]. Une entreprise de cette importance se terminait en sujet d’opérette.

Quelle fut la part du vice-roi dans ce premier mouvement insurrectionnel, qui a ouvert l’ère des révoltes militaires ? Ce que nous pouvons en dire, c’est qu’il fut véhémentement soupçonné de l’avoir provoqué. Il en prit prétexte, dans tous les cas, pour revendiquer les pouvoirs dont il s’était dessaisi et en assumer de nouveau l’entier exercice. Il transigea cependant devant le ressentiment de la France et de l’Angleterre, toujours réunies. Nubar-Pacha, qui avait encouru sa colère en se constituant l’organe des vues des deux puissances, fut remplacé par le prince héritier, Tewfik-Pacha ; mais les deux ministres européens conservèrent leurs portefeuilles avec un droit nouveau et exorbitant, celui d’opposer leur veto à toute mesure qu’ils désapprouveraient. Leur voix, délibérative dans le précédent cabinet, devenait prépondérante dans le nouveau. L’ingérence de Paris et de Londres était désormais effective. Ismaïl-Pacha ne souffrit pas longtemps ce frein si étroitement serré. Peu de semaines après, il jeta le masque : il chargea l’un de ses conseillers, Chérif-Pacha, de former un ministère uniquement composé d’éléments égyptiens, responsable devant une assemblée élue, et il présenta un plan financier, délibéré et proposé, disait-il aux consuls, par les hauts dignitaires et fonctionnaires religieux, civils et militaires. En réalité, il avait pris lui-même l’initiative d’une contre-révolution, en s’abritant sous l’expression de vœux qu’il avait dictés à son entourage.

La mesure était comble. On ressentit vivement, à Londres et à Paris, l’oubli injurieux de tous les engagemens pris et solennellement renouvelés. On avait longtemps douté de la bonne foi d’Ismaïl-Pacha ; on ne douta plus de sa duplicité. D’accord avec le cabinet anglais et après avoir rappelé les déclarations

  1. Livre jaune, Documens diplomatiques, années 1878 et 1879.