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surmonter que les caprices de sa volonté ; en s’y employant patiemment, elles auraient eu raison de ses résistances ; il leur aurait suffi de tenir le même langage et d’y persévérer fermement, de lui démontrer ainsi qu’il ne parviendrait pas à les désunir ni à se soustraire à leur action simultanée. Il avait la passion du pouvoir, des avantages et des satisfactions qu’il procure, et il aurait cédé aux représentations des deux puissances dès qu’il aurait été convaincu de la nécessité de se soumettre. Cette ligne de conduite, eût-elle eu des résultats moins satisfaisans, elle n’aurait pas, à coup sûr, abouti au massacre et à l’incendie, à la ruine et à la dispersion de nos commerçans et de nos industriels.

Avec Tewfik-Pacha, au contraire, nous voyons surgir des compétitions imprévues, apparaître des ambitieux qui revendiquent le droit de partager le pouvoir ; son caractère timoré, ses défaillances encouragent toutes les convoitises, et bientôt ce n’est plus avec lui que la France et l’Angleterre ont à compter, mais avec les chefs de l’armée qui en disposent et ne dissimulent pas l’intention de s’en servir ; avec lui enfin, nous assistons à l’ère des agitations, ouverte par la révolte militaire et fermée par l’occupation anglaise. Ces désordres se compliquent des velléités qu’ils réveillent à Constantinople ; la Porte invoque ses droits de puissance suzeraine et prétend les exercer ; on la voit, à chaque phase de cette crise, intervenir soit par des envoyés, soit par des communications confidentielles ou publiques, adressées tantôt au khédive, tantôt aux compétiteurs de son autorité, toujours inspirées par la pensée de rentrer en possession de la province perdue.

L’expulsion d’Ismaïl-Pacha fut donc un acte diplomatique regrettable à tous les points de vue ; loin de garantir aux deux puissances une action plus efficace, elle les plaçait en présence de nouvelles et de plus graves difficultés. Cette appréciation fut bientôt celle de la presse en France et en Angleterre ; elle fut portée à la tribune dans l’un et l’autre pays, et M. de Freycinet lui-même n’y a pas contredit ; il en a, au contraire, reconnu la justesse dans un de ses discours, en usant des atténuations dont un ministre est toujours tenu d’envelopper sa pensée[1]. Fallait-il en conclure que la diplomatie serait désormais impuissante à redresser une situation si compromise ? Fallait-il croire que le moment des résolutions viriles était venu, et qu’elles s’imposaient aux cabinets de Paris et de Londres, qu’il convenait de prendre une attitude énergique sans laisser ignorer qu’on aurait recours, au besoin, à l’emploi de la force ? Gambetta le pensa, et, sans détours ni réticences, il proposa au gouvernement anglais de

  1. Séance du 1er juin 1882.