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pusillanimes avertissemens de la Porte[1]. Le canal a été ouvert, au grand avantage de l’Angleterre elle-même ; la postérité doit en tenir compte à Saïd-Pacha et lui en savoir gré.

Le nouveau règne lut celui du faste et de la prodigalité. Ismaïl-Pacha inaugura la période des dépenses de luxe. Il eut de splendides résidences, des théâtres, construits à grands frais, pour la comédie et l’opéra. Un intendant des spectacles du prince recrutait, pour chaque saison, des artistes d’un véritable mérite. Le Caire eut la primeur d’Aïda, merveilleusement interprétée. Avec d’autres grands officiers, il eut un grand écuyer et des écuries peuplées de chevaux de prix, des équipages irréprochables. Il eut tout l’appareil d’une cour européenne et opulente. Les Égyptiens étonnés n’avaient pas encore oublié Méhémet-Ali habitant la vieille citadelle, dans les appartemens délabrés des califes, sobrement meublés, sortant dans une modeste calèche, modestement attelée, suivi de quelques serviteurs, sans apparat d’aucune sorte ; et ces souvenirs, évoqués par la pompe et l’éclat dont s’entourait son petit-fils, suscitaient d’étranges commentaires. Ismaïl-Pacha eut toutes les ambitions que peut suggérer l’exercice du pouvoir absolu. Fils d’Ibrahim-Pacha, il avait recueilli d’immenses domaines dans la succession de son père ; à l’aide d’une interprétation abusive de la législation musulmane, il en augmenta considérablement l’étendue ; il voulut les exploiter et il y enfouit des trésors[2]. Il voulut également changer l’ordre de succession au bénéfice de sa descendance directe et au préjudice du dernier fils de son grand-père. A cet effet, il ouvrit, avec la Porte, des négociations qui eurent un plein succès ; mais à quel prix ? En augmentant d’un tiers le tribut que l’Egypte payait au sultan, en multipliant ses largesses autour du souverain, et il les renouvelait toutes les fois qu’il sollicitait à Constantinople de semblables concessions. Cette constante dilapidation des revenus publics mit bientôt le vice-roi aux prises avec les plus graves embarras financiers. Les bons du trésor ne

  1. Au mois d’avril 1855, un membre influent du cabinet ottoman adressa à Saïd-Pacha une lettre confidentielle pour le conjurer de revenir sur la concession qu’il avait faite à M. de Lesseps. Il lui signalait le caractère implacable de l’hostilité de l’Angleterre et ce qu’il appelait l’Inconstance de l’appui de la France. Cette lettre avait été suggérée par Rechid-Pacha, qui occupait à ce moment le poste de grand-vizir. Notre ambassade en eut connaissance et la signala au sultan. Peu de jours après, le ministère était renversé.
  2. « Nous visitons, a écrit ici même un témoin oculaire en 1882, les bâtimens abandonnés d’une raffinerie que l’ex-khédive avait installée ici avec un luxe insensé. Elle a coûté 300,000 livres sterling et est devenue inutile par suite de la diminution des récoltes de canne à sucre. Les chacals y font leur demeure. Les machines, toutes neuves, se rouillent sans avoir jamais servi. De tous côtés, il y a de semblables usines délaissées, tristes restes des folies de construction, des dépenses illimitées, des marchés scandaleux du dernier règne. » (Impressions de voyage de Mme Lee Childe.)