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l’avertit bientôt qu’elle s’était engagée dans un défilé redoutable où l’inefficacité de son action éclaterait à tous les yeux.

Depuis plusieurs mois, le trouble et l’anarchie glissaient des hautes sphères dans les rangs de la population, réveillant des haines éteintes depuis longtemps. Le 11 juin, le quatrième jour après l’arrivée de Dervish-Pacha, une rixe survint entre des Maltais et des indigènes à Alexandrie ; elle dégénéra aussitôt en un mouvement violent et populaire. « Des bandes d’Arabes débouchèrent de toutes les rues, assommant les Européens et saccageant les magasins. » Il y eut des morts et des blessés ; parmi ces derniers se trouvaient les consuls d’Angleterre, d’Italie et de Grèce. « Le préfet de police, lit-on dans un rapport, est resté chez lui, se déclarant malade, mais sa présence n’aurait rien empêché. Beaucoup de faits particuliers, à la charge des hommes de police et même de certains officiers, me sont signalés… Le chef européen des gardes de police m’affirme que plusieurs Européens ont été tués par les gendarmes indigènes dans les postes. »

Le sang avait coulé ; une ville florissante, centre d’un grand commerce, où des hommes de toute race et de toute religion vivaient paisiblement naguère, avait été pendant plusieurs heures livrée à des meurtriers et à des pillards en présence des pavillons de l’Angleterre et de la France, et sous les yeux, en quelque sorte, du représentant du sultan. Que fit-on pour réparer ce désastre et en prévenir le retour ? Après une réunion à laquelle il avait été convoqué, notre consul-général télégraphiait : « Le khédive et Dervish-Pacha garantissent la sécurité publique ; Arabi-Pacha, de son côté, s’engage à obéir à tous les ordres que lui donnera le khédive en vue d’empêcher de nouveaux troubles. » Étranges assurances qui révélaient bien toute la gravité de la situation ; le plus influent des ministres, l’inspirateur du groupe des colonels, promettait obéissance et soumission au chef de l’Etat ; on avouait donc qu’il en avait méconnu l’autorité et que sa responsabilité personnelle se trouvait engagée dans la catastrophe d’Alexandrie ! Le moment n’était-il pas venu dès lors de l’éloigner, sinon de sévir contre lui, au lieu de solliciter son concours ? Dans le dessein de les employer au succès de sa tâche, le représentant de la Porte ne voulut pas se heurter aux hommes qui, en ce moment, disposaient de l’armée et exerçaient, en réalité, la puissance souveraine. Nul ordre ne fut donné pour assurer le châtiment des coupables[1].

  1. Arabi-Pacha recevait, au contraire, peu de jours après, sous la forme d’une décoration, un témoignage public de la satisfaction du sultan, et notre consul-général à Alexandrie constatait qu’il n’avait été pris aucune mesure « contre le préfet de police, ni contre les gardes municipaux ou les auteurs des massacres. » (Dépêches de M. le marquis de Noailles et de M. Sienkiewicz.)