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l’autre, et chacun avait reconquis le droit de ne prendre conseil que de ses propres intérêts et des circonstances. Notre ministre des affaires étrangères et l’ambassadeur d’Angleterre étaient-ils également fondés à s’en féliciter ? Si l’événement a donné raison à l’un, n’a-t-il pas donné tort à l’autre ? Avons-nous besoin de dire, au surplus, qu’en répudiant les assurances données au khédive, on livrait l’Egypte aux plus redoutables dangers, que l’on compromettait, avec le repos du pays, la sécurité de la colonie européenne ? Que se passa-t-il au Caire ? On y apprenait, dans les derniers jours de janvier 1882, que l’entente des deux puissances ne serait plus un obstacle aux projets qu’on avait conçus, et dès les premiers jours de février on en poursuivait violemment la réalisation. Une délégation de la chambre des notables, l’instrument soumis et inconscient des colonels, somme Chérif-Pacha de concéder à l’assemblée le vote du budget ; le président du conseil s’y refusant, elle se transporte au palais, pénètre jusqu’au vice-roi, qui, menacé d’une nouvelle manifestation militaire, consent à former un nouveau cabinet exclusivement composé de ces mêmes délégués. Arabi est ministre de la guerre, maître du gouvernement ; Tewfik-Pacha n’est plus que son prisonnier. Devant cette révolution, les contrôleurs européens offrent leur démission[1].

Ce n’est pas dans l’intention de s’abstenir que lord Granville avait mis un soin si persévérant à revendiquer son entière liberté ; les nouvelles d’Egypte, au surplus, ne le lui auraient pas permis ; à l’entente à deux, qui ne lui offrait plus de garanties suffisantes, il voulait substituer l’entente à six ou le concert européen. Il jugea convenable cependant de ménager le cabinet français pour mieux le mettre dans son jeu, et il lui proposa d’entrer « en communication avec les autres puissances pour s’assurer si elles seraient disposées à échanger leurs idées en ce qui concerne la meilleure conduite à tenir dans les affaires d’Egypte sur les bases suivantes ; maintien des droits du souverain et de ceux du khédive ainsi que des libertés du peuple égyptien telles qu’elles sont garanties par les firmans du sultan[2] ; stricte observation des engagemens

  1. Dépêches du 2 février et jours suivans de M. Sienkiewicz, notre consul-général (Livre jaune). Ne dissimulant rien, cet agent écrivait, le 6, à M. de Freycinet : « Le coup d’état de la chambre égyptienne peut être considéré comme une réponse à la note du 7 janvier. Nous avons déclaré que nous maintiendrions le statu quo contre tout le monde, et ce statu quo a été modifié d’une manière profonde. Nous nous sommes placés ainsi dans la nécessité d’intervenir ou de modifier notre politique. » C’est le second de ces deux partis qu’on venait précisément de prendre à Londres et à Paris.
  2. Les firmans des sultans n’ont jamais concédé au peuple égyptien qu’une seule liberté, celle d’obéir au khédive, et il n’en a obtenu aucune autre, que nous sachions, depuis l’occupation anglaise.