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sur son trône. Assis sur un grand lit, dressé dans une vaste pièce de son palais de Ras-el-Tin, où le tenait désormais une affection sénile et incurable, entouré de ses serviteurs, il dictait des instructions, ordonnait l’armement de la flotte, l’embarquement de l’armée, qu’il voulait conduire lui-même à Marseille au secours du prince qui ne l’avait jamais trahi ni abandonné. Il se défiait d’Ibrahim-Pacha ; il le soupçonnait de ne pas partager toute sa gratitude. « Il en sera châtié, disait-il, il n’héritera ni de mon pouvoir ni de mes dignités. » Ce fut la première révélation du désordre qui saisissait son intelligence. Ses prévisions n’en furent pas moins, cependant, justifiées par l’événement. Le fils administra l’Egypte pendant la première période de la maladie du père, mais il mourut avant lui, sans avoir été investi de la souveraineté.


IV

L’histoire sera sévère pour les héritiers de Méhémet-Ali. Ils n’ont retenu, de sa succession, aucune de ses qualités, aucune de ses aptitudes, rien de la simplicité de ses goûts, de sa passion pour les grandes choses, de son discernement dans le choix des hommes et des moyens, de son impétueux désir de s’éclairer, de sa constante application à l’œuvre qu’il avait entreprise. Celui d’entre eux qui, le premier, prit le pouvoir, après la mort du fondateur de la nouvelle dynastie égyptienne, fut Abbas-Pacha, son petit-fils. L’ordre de succession avait été emprunté, par le firman d’investiture octroyé à Méhémet-Ali, au régime qui règle l’hérédité dans la famille impériale des sultans. On sait qu’il est fondé sur le privilège de la primogéniture en ligne directe ou collatérale indistinctement, c’est-à-dire que le plus âgé, parmi les princes de la maison régnante, quel que soit son degré de parenté avec le souverain décédé, occupe le trône dès qu’il devient vacant. C’est à ce titre qu’Abbas-Pacha fut proclamé vice-roi à l’exclusion des fils de Méhémet-Ali, tous plus jeunes que lui. Ce prince s’était montré, de bonne heure, réfractaire aux idées et aux doctrines de l’Occident ; dès son enfance, il s’était dérobé à tout commerce avec la colonie européenne, devenue si nombreuse et si variée sous l’administration éclairée et protectrice de son grand-père. Seul, parmi la descendance de Méhémet-Ali, il n’avait appris et ne parlait aucune langue étrangère. Il s’était uniquement plié à l’enseignement des mosquées et il en suivait les pratiques ; il en partageait les préjugés et les passions sans déguiser son éloignement, son dédain, devrions-nous dire, pour les chrétiens de toute nationalité. A son avènement, il prit une mesure par laquelle il se révélait tout entier : il voulut congédier tous les Européens, la