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L’Égypte eut l’insigne fortune d’échapper à ces orages ; elle fournit les contingens dus au suzerain, sans connaître autrement les calamités de la guerre ni celles de la paix infligées à la Turquie. Méhémet-Ali avait eu, avant de s’éteindre, le pressentiment des prochains désastres ; dès qu’il lui fut démontré qu’il fallait renoncer aux vastes desseins de son ambition déçue, il borna sa tâche à raffermir sa puissance, désormais limitée à la possession héréditaire de l’Égypte. Pendant la période agitée de son gouvernement, il avait administré le pays avec les traditions rudimentaires de la coutume ; la comptabilité se bornait à enregistrer les recettes et les dépenses. Il consacra les dernières années de sa vie et les loisirs de la paix à reformer cette organisation primitive et plus particulièrement le service financier. Avec le concours d’un fonctionnaire français, on élabora un budget en recettes et en dépenses ; on imposa, à des comptables récalcitrans et étonnés, la tenue des livres en partie double. Faisant mieux, il réduisit son armée, renonça à un puissant armement maritime, entreprit des travaux de canalisation, le barrage du Nil notamment, cette œuvre colossale qui était inachevée à sa mort et que ses successeurs ont eu le tort de ne pas continuer. Il aurait percé l’isthme de Suez, s’il n’y avait vu un danger considérable. « Mais, au contraire, lui disait-on, ce serait une garantie ; voyez le Bosphore, c’est le dernier gage de la sécurité du sultan. — Vous vous méprenez, répondait-il, le Bosphore, c’est le péril, il sera la perte de l’empire ottoman. Pour le posséder, il faut le défendre ; et pour le défendre, il faut être tout-puissant. Si je creusais le canal, je doterais l’Égypte de son Bosphore, et ce pays, déjà si convoité, deviendrait l’objet d’ambitions redoutables pour mon œuvre et pour ma postérité. » Et tout cela, il le disait, il le faisait avec la claire conception des animosités et des sympathies qu’il avait éveillées durant le cours de sa longue carrière. Il n’avait rien oublié des obstacles qu’il avait rencontrés, des encouragemens qui l’avaient soutenu. Il en avait le souvenir toujours présent ; il aimait à s’en entretenir. « Je dois à la France, disait-il, en 1840, à sa fière attitude en face de l’Europe entière, à ses arméniens, d’avoir pu vaincre le ressentiment du sultan, les haines de ses conseillers, la violente hostilité des représentans des puissances à Constantinople. » Et de tout cela il a souvent témoigné sa reconnaissance, en particulier lors d’un voyage que le duc de Montpensier fit en Égypte en 1845, et au cours duquel il prodigua à ce prince tous les trésors de l’hospitalité orientale. Ce sentiment était chez lui tellement intense qu’il survécut à sa raison. La révolution de février l’avait surpris et vivement affligé ; atteint, peu de mois après, dans ses facultés qui avaient fléchi sous le poids des longs efforts et de l’âge avancé, il rêvait de rétablir Louis-Philippe