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la Lanterne, surveillant ses paysans, taillant, greffant le jour, la nuit lisant et méditant. Dans ses lectures avides, elle entremêlait les philosophes et les poètes, les anciens et les modernes, Darwin et Shelley, les classiques grecs et les lyriques anglais. Mais ce fut principalement des philosophes positivistes qu’elle se nourrit. Les doctrines de Comte, de Spencer, de Littré, fixèrent sa pensée flottante et lui donnèrent une forme. Elle adhéra au système avec une sorte de passion, et trouva dans le naturalisme philosophique la source à laquelle elle allait puiser sa poésie. Le flot qui coula de cette source ne fut pas très abondant. Le premier volume des Poésies philosophiques, qui fut d’abord imprimé à Nice à un petit nombre d’exemplaires, ne comprend que dix-huit pièces de vers. La veine n’est pas très riche, mais plus d’un motif explique sa pauvreté. Mme Ackermann avait un grand souci de l’art. Elle travaillait et retravaillait beaucoup son vers. N’étant pas du métier, je ne puis juger quelle en est la valeur technique, et j’ignore si nos modernes ciseleurs y trouvent à redire ou à louer. Mais, quoique profane, j’ai le droit de dire que la pensée n’y faiblit jamais, que jamais non plus l’expression n’est incorrecte ou vague, et que, malgré la difficulté de traduire ces matières abstraites dans la langue poétique, il n’y a ni obscurité dans le fond, ni relâchement dans la forme. Pareil résultat ne s’obtient qu’au prix de beaucoup de labeur, dont ceux-là qui ont manié cet instrument difficile du vers français pourraient parler avec plus de compétence que moi. De plus, Mme Ackermann ne travaillait qu’à ses jours, et ses jours ne revenaient pas très souvent dans l’année. Il n’y avait qu’une saison qui lui parût propice à la composition poétique. L’habituelle désolation de son inspiration pourrait faire croire que c’est au moment où la nature souffre, où elle semble morte, pendant les brumes de l’automne ou les glaces de l’hiver. Non, c’était au printemps. « Je ne compose, écrivait-elle, que quand les oiseaux chantent. » C’était un peu trop dire cependant, car c’était le soir qu’elle travaillait de préférence, et les oiseaux s’étaient tus depuis longtemps quand, enfermée dans le belvédère qu’elle avait fait construire au sommet de sa maison, elle écrivait encore ses lamentations ou ses imprécations. C’était l’heure de l’ivresse poétique, mais parfois aussi de l’enfantement douloureux. Elle n’écrivait point d’un jet comme les grands lyriques qui, traduisant dans leur langue naturelle des sentimens intimes et personnels, peuvent s’abandonner aux flots rapides de leur inspiration, sauf à les endiguer après coup. Il lui fallait, au contraire, plier la rigidité du vers à l’expression d’une pensée abstraite, transformer la langue philosophique en une langue harmonieuse, demeurer claire en restant poétique. Le poète de la Justice et du Bonheur, qui ne m’en voudra point de rapprocher