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l’absorbaient pas exclusivement. Ces occupations agrestes étaient bonnes pour ses journées, mais les soirées lui restaient, soirées longues et solitaires qu’elle prolongeait fort avant dans la nuit. La lecture les remplissait. Auteurs anciens, auteurs modernes, elle dévorait tout pêle-mêle, mettant à profit sa connaissance des langues mortes et des langues vivantes, du grec et de l’allemand, et elle y trouvait, comme au temps de son enfance, un plaisir infini. Parfois aussi son temps s’écoulait en rêveries et en méditations. Elle avait fait bâtir au sommet de sa maison une sorte de belvédère, afin de pouvoir contempler dans son ensemble le paysage qui l’environnait et promener ses regards sans que rien les arrêtât, des sommets blancs de neige à la mer bleue. Souvent la tombée de la nuit la surprenait ainsi en contemplation. La lune apparaissait, sur un fond obscur, toute levée au milieu du ciel : — « Il en est ainsi, dit-elle dans son journal, de quelques-uns de nos sentimens ; ils sont montés à l’horizon de notre âme sans que nous nous en soyons aperçus, mais, à un moment donné, nous sommes tout surpris de les trouver épanouis et rayonnans dans notre ciel intérieur. »

Ce fut une surprise de ce genre qu’elle éprouva quand, après un long intervalle de silence, elle entendit chanter de nouveau en elle la voix de la poésie, et elle exprimait ainsi son étonnement dans son journal : — « Depuis un mois, une vie nouvelle a commencé pour moi. La fantaisie me sourit de tous les points de l’horizon. Je n’ai qu’une seule inquiétude : je crains que la source ne tarisse, tant j’y puise à tour de bras, » et, quelques mois plus tard : — « Mon talent de fraîche date me fait l’effet de ces enfans survenus tard et sur lesquels on ne comptait pas. Ils dérangent terriblement les projets et menacent de troubler le repos des vieux jours. » Sa première inspiration prit une forme assez singulière. Du vivant de son mari et pour l’aider dans ses travaux de linguistique, elle s’était familiarisée avec la langue de nos vieux conteurs français, dans leurs romans de geste et leurs fabliaux. Elle essaya de transposer dans cette langue des légendes tirées du sanscrit, ou des Mille et une Nuits, et elle écrivit dans un français un peu archaïque des histoires indiennes ou persanes. Le vers est facile ; le tour aisé et spirituel ; on dirait un pastiche des contes de La Fontaine, moins la grivoiserie. Mais ce sont cependant des contes amoureux, avec un coin de sensibilité et d’émotion, et elle pouvait dire avec vérité :


Oui, mon rire et les pleurs sont frères
Et mes rimes les plus légères
Laissent un bout de cœur passer.