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force et sans vie. « Prends part à ma douleur, lui disait-elle en terminant. Il ne peut pas y en avoir de plus grande. Je n’ose penser à la profondeur du mal qui m’attend. » À peine le malade eut-il repris un peu de forces, qu’elle l’arrachait à ce climat meurtrier et l’emmenait à petites journées dans les montagnes du Jura, dont on lui avait recommandé l’air pur et salubre. Mais rien ne pouvait empêcher le fatal dénoûment, et le 26 juillet 1846 elle écrivait à sa sœur :

« L’affreux malheur que j’appréhendais est arrivé, ma chère Caroline ; mon pauvre mari, mon excellent Paul, est mort ce matin entre six et sept heures. Quoique prévue, c’est pour moi une inexprimable douleur. Il était depuis deux mois très faible, mais son état n’avait plus empiré, lorsque jeudi dernier il fut pris d’une grande agitation. Effrayée, je ne voulus pas le laisser dans un village, loin des soins et des secours. Je fis retenir un logement à Montbéliard, et samedi matin une voiture de poste et son médecin vinrent le chercher pour le transporter à Montbéliard ; dès ce moment je vis au progrès du mal que c’était fini ; en effet, le lendemain, c’est-à-dire aujourd’hui, il s’est éteint sans douleur, sans avoir connu son état. Sa mère et sa tante ne l’ont pas quitté ; mais lui, entre elles, ne voyait que moi ; jusqu’au dernier moment il est resté le même, et lorsque la force lui manquait pour parler depuis un jour, et lui voyant remuer les lèvres, je lui demandai ce qu’il voulait, il retrouva tout d’un coup la voix, et me répondit très distinctement : Je veux l’embrasser, et il me tendit les bras autant que sa force le lui permettait. Ce furent là ses dernières paroles et la dernière manifestation de vie. »

Le bonheur avait été court : il avait duré moins de deux ans.


II

Si j’ai, un peu trop longuement peut-être, insisté sur ce côté humain, sur cette vie de cœur de Mme Ackermann, si je me suis complu à citer parmi ses vers quelques-uns de ceux qui ne sont pas des meilleurs, c’est parce qu’on nous l’a fait jusqu’ici trop exclusivement apparaître sous l’aspect d’une prophétesse irritée, ayant toujours à la bouche le blasphème et la malédiction. J’ai tenu à montrer qu’elle était née femme, avec les instincts les plus touchans de son sexe, l’amour, le dévoûment, et que, s’il n’avait tenu qu’à elle, elle aurait trouvé la satisfaction de son idéal dans l’obscurité de la vie conjugale. Pour elle, suivant le mot célèbre de Mme de Staël, la gloire n’a été que le deuil éclatant du bonheur, et longtemps elle a porté le deuil sans connaître la consolation de l’éclat. « Les douleurs qu’on chante, a-t-elle dit avec vérité, sont des douleurs apaisées, »