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le renoncement n’était pas aussi complet qu’elle le croyait et elle ne pouvait s’empêcher de rêver encore


Le choix irrévocable et l’éternel amour.


Ce rêve allait bientôt se réaliser, hélas ! pour bien peu de temps.

Son premier séjour à Berlin lui avait laissé de trop vifs souvenirs pour qu’elle ne fût pas tentée de rompre la monotonie de sa vie nouvelle, en y retournant. Berlin n’était pas, à cette époque, la cité populeuse, remuante et sillonnée de chemins de fer, le grand centre financier et politique qu’elle est devenue aujourd’hui. C’était au contraire une ville paisible et pauvre, où les questions littéraires et philosophiques passionnaient seules les esprits. Schelling, Humboldt, Varnhagen, Jean Muller, s’y trouvaient réunis, et un grand mouvement d’idées s’agitait autour d’eux. Victorine y passa encore deux ans, dans ce même intérieur des Schubart où elle avait été déjà accueillie, s’adonnant à l’étude des langues mortes ou vivantes, et corrigeant par de solides études les abstractions nuageuses de la philosophie allemande dont elle se nourrissait. Elle allait cependant quitter Berlin, malgré la résistance des Schubart, qui voulaient la retenir. Dans une lettre à sa sœur, elle parle des regrets qu’elle laissait derrière elle, et elle termine sa lettre en disant : « Mon Français s’est retiré du monde, afin de se livrer tout entier au seul plaisir qu’il prétend avoir eu depuis quatre ans qu’il se périt ici. Ces dames sont effrayées en pensant au vide que je vais lui laisser. » Tout était prêt cependant pour son départ, mais il était réservé à son Français de changer tous ses plans.

Ce Français s’appelait Paul Ackermann. Il était Alsacien et protestant, au moins d’origine, il avait même été destiné par ses parens au ministère ecclésiastique. Mais le rationalisme avait chez lui détruit la foi, et il s’était interrompu au cours de ses études théologiques. De cette première et austère éducation il avait gardé une grande rigidité de doctrine morale, et une grande pureté de mœurs. Il avait cessé d’être chrétien, mais il était demeuré puritain. Seulement il avait remplacé la théologie par l’érudition. Venu à Berlin avec des lettres de recommandation de Cuvier, d’Eichhoff, de Burnouf, pour préparer la publication des œuvres françaises de Frédéric II, il était attelé depuis deux ans à cette besogne assez ardue, lorsqu’il rencontra celle qui devait être un jour sa femme. Il ne tarda pas à s’éprendre pour elle d’une passion profonde, qu’il n’osa cependant pas lui déclarer. Pendant huit mois, il l’avait vue tous les jours, sans lui dire un mot de ses sentimens. Il la laissa fixer le jour où elle devait partir sans oser lui faire connaître ses sentimens, mais à mesure que le jour fixé approchait, ses