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la surprise quand on apprit que cette Lélia était tout simplement une assez vieille dame, veuve depuis longtemps d’un érudit alsacien, qui vivait bourgeoisement en province de ses modestes rentes, venait rarement à Paris et n’était guère visible qu’en petite robe noire aux cours du Collège de France. L’imagination ne trouvait pas son compte aux résultats de l’enquête, et comme la vieille dame était de mœurs simples et n’entendait rien à la réclame ; comme d’ailleurs, depuis ses Poésies philosophiques, elle n’avait rien publié, sauf un petit volume de pensées peu fait pour ajouter à sa réputation, le bruit qui s’était élevé autour de son nom est tombé peu à peu. Elle est morte il y a quelques mois, presque obscurément. Son nom était à demi oublié, et beaucoup, dans la génération nouvelle, l’entendirent à cette occasion prononcer pour la première fois. Quelques articles rapides dans les journaux de la semaine sont, jusqu’à présent, tout ce qu’elle a obtenu.

Est-ce assez ? Je ne le pense pas. Épars dans les œuvres de cette femme se trouvent peut-être quelques-uns des plus beaux vers du siècle. Sans doute la variété lui fait un peu défaut, et surtout le souffle est court. Aussi n’a-t-elle pas écrit une seule de ces pièces achevées qui se gravent dans la mémoire, comme le Crucifix, la Tristesse d’Olympio, ou l’Espoir en Dieu ; mais quand elle est inspirée, on ne trouverait chez aucun de nos plus grands maîtres des vers plus pleins et plus sobres à la fois, d’une forme plus parfaite, d’un accent plus pathétique, d’une portée plus haute. Elle a peint, d’ailleurs, ce qu’aucun d’entre eux n’a jamais peint, c’est-à-dire les ravages que produisent dans une âme non pas l’amour et ses souffrances, non pas le doute et ses angoisses, mais l’incrédulité et ses révoltes. Toute sa poésie est là, et je ne sache pas que depuis Lucrèce la négation absolue se soit traduite en vers aussi hardis et aussi beaux. Le spectacle est triste, mais il a sa grandeur, et il est impossible de ne pas s’intéresser à la victime quand on la voit saignante, quand on la sent sincère. On ne s’étonnera donc pas que j’aie cédé à la tentation de profiter d’une communication qui m’a été libéralement faite[1] et de pénétrer, grâce à des documens inédits, dans la vie intime de celle qu’on pourrait appeler la Sapho de l’athéisme.

  1. Mme Ackermann avait une sœur, Mme Fabrègue, avec laquelle elle entretint toute sa vie des rapports affectueux. C’est au fils de Mme Fabrègue, chef de division au ministère de la justice, que je dois la communication des lettres dont je me suis servi pour cette étude, ainsi que de quelques poésies inédites.