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souhaitons d’y restreindre. Tout emploi de la force en Orient tourne au profit de la Russie. — Le statu quo, répondait lord Palmerston, est impossible. L’ambition de Méhémet-Ali n’a jamais pu se contenir dans ses limites. — Pardon, répliquait l’ambassadeur, je ne doute pas que Méhémet-Ali ne soit fort ambitieux ; mais on ne peut, dans la dernière occurrence, le charger du tort de l’agression. — Peu importe, reprenait le ministre, que ce jour-là le sultan ou le pacha ait été l’agresseur ; mais, dans leur situation respective, il ne pouvait manquer d’y avoir un agresseur. Comment contenir un vassal ambitieux et un souverain irrité ayant leurs armées en présence ? Ce qui vient d’arriver devait arriver et recommencerait toujours… Il faut que nous prévenions le retour d’événemens pareils à ceux dont nous sommes si embarrassés. Le moyen, c’est de rendre le sultan plus fort, le pacha plus faible… La Syrie est une province riche ; la Porte y trouvera des hommes et de l’argent. — Croyez-vous, objectait le représentant de la France, que vous fortifierez réellement l’empire ottoman ? Ne nous repaissons pas d’illusions ; cet empire n’est pas mort, mais il se meurt… Je suppose Méhémet-Ali dompté, refoulé en Égypte ; croyez-vous qu’il se résigne ?… il travaillera à reconquérir la Syrie… Au lieu d’avoir assuré la domination de la Porte, vous aurez aggravé le trouble et préparé de nouveaux hasards dont la Russie sera la première à profiter. — Vous avez trop mauvaise opinion de l’empire ottoman, ajoutait lord Palmerston, et vous n’êtes pas au courant de la disposition actuelle du gouvernement russe… Je ne dis pas que le désir de nous diviser, vous et nous, ne soit pour rien dans la conduite de la Russie, mais elle désire aussi ne pas rester dans la position où elle s’est mise… Si la Porte réclame le secours russe aux termes du traité, l’empereur Nicolas est décidé à l’exécuter ; mais cette nécessité ne lui plaît point, il prévoit que ni vous, ni nous, ne le laisserions faire… Saisissons cette disposition de la Russie pour ramener la question ottomane dans le droit public européen. Ce sera pour nous tous un grand avantage d’avoir détruit, sans combat, ce protectorat exclusif qui nous inspire de si justes défiances… »

Poursuivant leur discussion, les deux interlocuteurs envisagèrent les diverses éventualités auxquelles pourrait donner naissance l’usage des moyens de coaction. M. Guizot jugeait que la lutte se prolongerait et qu’elle était destinée à engendrer des complications inattendues ; lord Palmerston ne redoutait aucun mécompte ; il témoignait, au contraire, une entière confiance dans un succès rapide et pleinement satisfaisant. Ne dissimulant rien, il ajouta : « Nous nous disons tout, n’est-ce pas ? Est-ce que la France ne serait pas bien aise de voir se fonder en Égypte et en Syrie une puissance nouvelle et indépendante qui fût presque sa création et