Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 108.djvu/230

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
On l’appelle Manon ; elle eut hier seize ans.
En elle tout séduit : la beauté, la jeunesse,
La grâce ; nulle voix n’a de plus doux accens ;
Nul regard plus de charme avec plus de tendresse.


Sauf les seize ans, que l’œuvre est encore loin d’avoir, tout cela est vrai, et ces quatre vers, dont la musique est délicieuse, pourraient servir d’épigraphe à la partition. Quand j’entends Manon après le Rêve, c’est à M. Massenet que je voudrais qu’on offrît un banquet. On n’y déclarerait peut-être pas la musique française renouvelée de fond en comble, mais discrètement rajeunie, voilà tout. On n’y boirait pas d’ambroisie, mais seulement, dans les vieux verres, une goutte de vin nouveau. Si Lohengrin ne nous avait retenu, nous aimerions, sans pour cela revenir à la charge contre une œuvre intéressante après tout et sincère, nous aimerions à rapprocher Manon du Rêve, à montrer de quel côté se trouvent l’invention mélodique, harmonique, instrumentale, symphonique même, la grâce, l’agrément et la vérité. Nous retournerions au clos Marie, et sous les pommiers en fleur nous entendrions de nouveau grincer la déclaration de Félicien à Angélique. S’il en est, parmi nos lecteurs, qui possèdent la partition de M. Bruneau et celle de M. Massenet, qu’ils ouvrent la première d’abord, à la phrase de Félicien : Je viens, je vous vois, j’oublie à l’instant même… Après cette musique au vinaigre, qu’ils relisent le dialogue de Manon et de Des Grieux dans la cour de l’hôtellerie. Quelle détente alors et quel repos ! Quelle amabilité mélodique avec quelle distinction, quelle élégance de lignes ! Comme la voix de Des Grieux se pose aisément sur ces paroles : Et je suis votre nom ; comme celle de Manon retombe ensuite d’une chute arrondie et moelleuse ! Ah ! le naturel, le divin naturel, ainsi que l’appelait récemment, ici même, M. Cherbuliez ! Auprès de lui que seront jamais et la recherche et l’effort !

L’effort, voilà ce qu’on sent le moins dans Manon. L’orchestre, notamment, se meut ici avec une aisance, une souplesse d’ondulation extraordinaire, même pour M. Massenet. Les motifs caractéristiques y circulent, y tracent mille arabesques charmantes et toujours significatives, soulignant la pensée d’accens discrets et cependant profonds. Rien de plus ingénieux, et sans nulle subtilité, que ce langage symphonique. De tous les motifs, importans ou secondaires, le compositeur obtient des effets qu’il varie à l’infini. Voici, par exemple, un détail et rien de plus, mais un détail charmant. Écoutez, au début de l’acte du séminaire, le motif empressé des dévotes entourant l’abbé Des Grieux. Quand Manon viendra pour arracher son chevalier à Dieu, le motif reparaîtra, mais semblable par le rythme seulement. Le musicien a pris soin d’en altérer la tonalité, pour le corser davantage et l’assortir non plus à un engouement frivole, mais à la passion véritable et ici douloureuse.