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niera-t-il qu’il existe de « mauvaises » natures ? et, généralement, que si quelques instincts nous rapprochent des animaux, ce sont précisément ceux qui nous détournent de bien faire ? et que les mêmes actions n’aient pas toujours été jugées de la même manière ? et enfin, qu’avec l’ensemble de la civilisation quelques parties au moins de la morale et de la justice aient progressé ? Tout ce que l’on a prouvé contre le professeur Lombroso, c’est qu’il n’existe pas de type criminel ou de criminel-né ; c’est que le vice et la vertu ne dépendent pas de la couleur des cheveux, de la saillance des zygomes ou de l’insertion des oreilles en anse ; c’est en un mot qu’avant de l’avoir commis personne ne porte son crime écrit sur son visage. Mais de dire après cela, comme Darwin et d’après Darwin, que le goût du sang ou celui de la lubricité soient un ressouvenir en nous de notre origine animale ; que, dans les temps préhistoriques, où l’homme n’était distrait de ses appétits que par l’obligation de combiner les moyens de les satisfaire, il y a tout lieu de croire que le sensitif dominait sur le volontaire ; et qu’enfin, à cet égard, dans nos sociétés modernes, le criminel y reparaît comme un exemplaire attardé de l’anthropoïde quaternaire, ce n’est rien dire que d’assez vraisemblable, sinon de presque certain, et nous ne voyons pas qu’il y ait à « rougir » de le croire. L’hypothèse, puisque c’en est une, et qu’aussi bien, nous en convenons, elle ne sera jamais autre chose, a pour elle ce qui fait la fortune ou la valeur des hypothèses scientifiques : elle est conforme à un plus grand nombre de faits que toute autre hypothèse du même genre, et la lumière qu’elle jette sur beaucoup d’autres faits confirme et augmente ce qu’elle avait de vraisemblance en soi. M. Proal l’aurait vu, si sur ce point encore son parti n’avait été pris par avance, et que, voyant dans l’atavisme un danger pour le libre arbitre, il n’eût décidé qu’il nierait l’atavisme.

Mais je ne voudrais pas terminer sur ce mot ; et, si peut-être je ne l’ai pas assez dit, je tiens à dire en terminant l’intérêt que ne sauraient manquer de trouver dans le livre de M. Proal tous ceux qui le liront. Pour lui, dans nos objections mêmes, il ne verra, je l’espère, qu’une preuve de l’attention avec laquelle nous l’avons lu. J’espère également qu’il nous pardonnera d’avoir voulu toucher une question que les jurisconsultes et les magistrats se réservent trop exclusivement. Car, s’ils en ont plus d’expérience, ils n’en ont pas plus de droit, et il faut bien qu’après tout nous ayons, nous aussi, notre opinion sur le crime et la peine, puisque les jurisconsultes et les magistrats décident bien de l’application de la loi, mais c’est nous, c’est vous, c’est moi, qui dans nos cours d’assises, prononçons en dernier ressort sur la fortune, sur la liberté, et sur la vie de nos semblables.


F. BRUNETIERE.