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sont qu’un ou qu’ils forment un seul Dieu en trois personnes, que c’est un nouveau mystère de la sainte Trinité, ou bien encore que l’empereur Guillaume II a toujours régné et qu’il faut être un enragé socialiste pour croire qu’un jour il mourra ?

Le petit Prussien a onze ans, il vient d’entrer en cinquième ; et, à sa vive surprise, on lui révèle tout à coup, en ayant soin toutefois de ménager ses nerfs, qu’avant la bataille de Sedan près de deux siècles se sont écoulés pendant lesquels l’Allemagne avait une autre physionomie qu’aujourd’hui. Ce fut l’époque des rois de Prusse qui n’étaient pas encore empereurs. Quand il se sera remis de son émotion, on lui narrera l’histoire de ces six rois de Prusse, qui furent d’incomparables souverains et qui ont travaillé pour son bonheur. Mais le maître s’abstiendra de détailler trop leur portrait. Nous sommes tous pécheurs, et les rois de Prusse eux-mêmes, M. Grimm en convient, ont eu, par aventure, quelques défauts, quelques faiblesses. Gardez-vous de les signaler à l’enfant ; vous risqueriez de refroidir son patriotisme ou de développer en lui l’esprit de médisance, un fatal penchant à critiquer ses souverains. Gardez-vous aussi de mentir ; ne lui dites pas que le père du grand Frédéric fut le plus humain, le plus doux, le plus aimable des hommes. Peut-être ses parens causent-ils-quelquefois avec lui ; peut-être s’amuseront-ils un jour à lui conter que Frédéric-Guillaume Ier avait l’humeur brutale et la main rude ; que, lorsqu’il se promenait dans les rues de sa capitale, il traitait de gueuses les femmes qu’il rencontrait et accompagnait sa réprimande d’un bon soufflet ou de quelques bons coups de sa canne de sergent, que tout le monde s’enfuyait à son approche, qu’il songea quelque temps à faire couper le cou à son fils, qu’un jour il imagina de jeter par la fenêtre sa fille Wilhelmine, que la reine-mère eut grand’peine à la retenir par ses jupes. Bien malgré lui, M. Grimm se croit tenu de compter avec l’indiscrétion des pères et des mères ; si on pouvait les supprimer, cela faciliterait bien des choses, et les professeurs d’histoire n’auraient plus besoin de se torturer la cervelle pour donner à leurs fictions un air de vérité.

Comment sortir de ce mauvais pas ? Il faut renoncer aux biographies détaillées et recourir à la statistique. L’enfant s’en plaindra peut-être ; mais à quoi bon consulter ses goûts ? Ne doit-il pas apprendre de bonne heure à les sacrifier à l’intérêt prussien ? Il n’a pas besoin de savoir que Frédéric Guillaume Ier eut d’orageuses querelles avec son fils, qu’il sache seulement que cet homme brutal a préparé la grandeur de son pays en se créant une armée et entassant vingt millions d’écus dans des tonneaux garnis de cercles de fer. Quant au grand Frédéric lui-même, racontez ses campagnes, surtout les premières où il fut presque toujours victorieux ; mais ne souillez mot de sa déplorable prédilection pour la littérature française, de son mépris pour la poésie