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serrée de près par les vaisseaux de M. de Cérisy, quand Ibrahim-Pacha faisait monter ses troupes à l’assaut.

La chute de ce boulevard légendaire de l’empire ottoman, que l’on croyait imprenable et que l’on se disposait à secourir, souleva à Constantinople une émotion indignée. Le sultan Mahmoud, ce destructeur des janissaires, sentit sa puissance ébranlée par la main d’un sujet révolté ; dans son orgueil de souverain offensé, il résolut de venger l’injure qui lui était faite ; il voulut châtier l’insolent agresseur. Méhémet-Ali fut solennellement déclaré rebelle et déchu de toutes ses dignités. L’armée qu’on réunissait en Anatolie reçut l’ordre de marcher contre les Égyptiens. Elle eut le sort auquel étaient désormais vouées les troupes impériales. Battue à Homs, en juillet 1832, elle fut totalement dispersée à Koniah en décembre. Cette double victoire ouvrait à Ibrahim-Pacha la route de Constantinople. Éperdu, le sultan implora l’appui de l’empereur Nicolas ; et l’on vit une chose étrange, à laquelle personne n’était préparé : une armée russe campée sur les hauteurs de Byzance pour en garantir la possession aux descendans dégénérés des Ottomans, qui y avaient substitué le croissant à la croix. Ces arrangemens inattendus furent l’objet du traité d’Unkiar-Skelessi, conclu en juillet 1833, et par lequel les deux empires, ces ennemis séculaires, s’alliaient étroitement. Par cet acte, en effet, la Russie s’engageait à défendre l’intégrité de l’empire ottoman, et pour la mettre en situation de s’acquitter de cette obligation, le sultan confiait aux troupes moscovites la garde de sa capitale menacée. Une clause spéciale, retenons-le, ouvrait le Bosphore à la marine moscovite pendant que les Dardanelles restaient fermées aux flottes des autres puissances. La querelle de Méhémet-Ali et du sultan changeait de nature ; ce n’était plus une révolte que le souverain avait le droit de réprimer ; l’intervention de la Russie lui donnait l’importance et tous les caractères d’une complication européenne. L’apparition des armées du tsar, sous les murs de Constantinople, soulevait en effet l’un des plus redoutables problèmes des temps modernes, celui qui avait été, dans les entrevues d’Erfurt et de Tilsit, l’objet de longues et vaines négociations dont un jeune écrivain nous a magistralement raconté l’histoire dans un livre récent[1]. Avec la question d’Egypte, celle d’Orient se trouva posée et soumise aux méditations des grandes puissances, toutes également atteintes et intéressées en une si grave affaire. Les difficultés qu’on appréhendait avec raison furent cependant conjurées. Devant l’émotion générale, la cour de

  1. Tilsit et Erfurt, par M. A. Vandal.