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formations. Réfractaires à toute discipline, supportant avec répugnance la direction d’un chrétien, ces recrues de nouvelle espèce ne s’étaient pas soumises sans essayer de briser le joug nouveau qu’on leur imposait et qu’elles jugeaient humiliant : « Plusieurs fois, des complots furent formés contre la vie de M. Sève. Un jour qu’il commandait l’exercice à feu, une balle siffla distinctement à ses oreilles ; sans se déconcerter, il fit recommencer le tir[1]. » Il témoigna de la même audace et de la même témérité en d’autres occasions. Vaincus par tant de courage et une si noble fermeté, ces futurs officiers de l’armée qui devait menacer Constantinople et provoquer l’intervention de l’Europe en Orient se groupèrent bientôt avec enthousiasme autour de leur chef, et ils le secondèrent utilement quand le moment fut venu de former les corps de troupes à l’aide d’un recrutement pratiqué dans les rangs de la population rurale.

Méhémet-Ali n’était pas un vulgaire réformateur, se contentant des apparences d’une organisation facile. Il construisait pour l’avenir ; et à cette époque il nourrissait déjà, certainement, le dessein de fonder un établissement durable, glorieux pour lui et pour sa descendance. S’il ne le voyait clairement, il pressentait que toute armée compte bien moins par le nombre que par l’instruction de ses chefs. Il fonda des écoles et il en confia l’établissement et la direction à des officiers européens, la plupart Français. Il chargea un ingénieur des mines, M. Lambert, ancien saint-simonien, homme d’un grand savoir, d’organiser une école polytechnique, qui devint la pépinière des armes spéciales. Nul sacrifice ne lui coûtait pour pourvoir à l’armement de la nouvelle armée ; il créa des fonderies de canons, des ateliers de toute sorte. Il envoya en France de jeunes officiers qui purent reprendre et perfectionner leur éducation dans nos établissemens militaires. Poursuivant sa pensée, qui l’élevait à des sommets toujours nouveaux avec le sentiment de sa force et de sa puissance, après avoir créé une armée, il voulut posséder une marine. Sur ses instances, le gouvernement français mit à sa disposition un ingénieur maritime de la plus haute distinction, Comme M. Sève, M. de Cérisy, arrivé en Égypte en 1829, ne trouva, à Alexandrie, aucune ressource, aucune collaboration qui pût l’aider dans l’accomplissement de sa tâche. On lui demanda d’opérer un prodige, il le réalisa. Mettant lui-même la main à l’œuvre, il forma des ouvriers pour tous les services si variés d’une pareille entreprise ; il bâtit un arsenal, il établit des cales de construction, et plus rapidement qu’il ne l’avait espéré lui-même, il mit à la mer des bâtimens de toute dimension, sans jamais satisfaire toutefois l’ardente

  1. L’Égypte, par Clot-Bey.