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dissimulait pas que la renommée du grand capitaine avait remué son âme en lui révélant des horizons glorieux. Parvenu aux hauteurs qu’il avait entrevues dès cette époque, il évoquait ces souvenirs restés confus dans sa mémoire et devenus, pour lui, une légende qu’il accommodait à sa guise en s’y faisant sa place. Il avait grandi, disait-il, parallèlement au vainqueur du monde, et cette coïncidence ou cette conviction l’a porté, dès l’origine, à rechercher le concours et la bienveillance de la France. Ferme dans ses desseins, usant de la violence ou de la ruse selon les circonstances, il était inaccessible à toute défaillance ; le choix des moyens ne l’a jamais embarrassé ; on sait le sort qu’il a fait aux mamelucks, restés le dernier obstacle à son élévation. Il visait un but, et rien ne le rebutait pour l’atteindre. Il gravit ainsi les premiers degrés de la fortune.

Parvenu au rang de pacha et mis en possession du gouvernement de l’Égypte, il aperçut la réalité au bout de son rêve, et il la poursuivit avec le pressentiment de l’avenir qui s’ouvrait devant lui. Il employa ses premiers soins et toute son habileté à consolider sa position personnelle, à la mettre à l’abri des caprices de la fortune et de la cupidité du divan. Il rusa avec la Porte ; il imposa hardiment sa volonté autour de lui. Il ne possédait aucune notion administrative. Il avait vu, dans sa jeunesse, en Macédoine, comment un pacha gouvernait une province turque, par la rapine et l’oppression, n’ayant d’autre souci que d’en tirer personnellement de profitables avantages, en attendant qu’il plût au maître, s’il ne le disgraciait, de lui rouvrir les portes de Constantinople. Ce n’était pas la destinée qu’il enviait. Il avait conçu et il nourrissait d’autres projets. Que savait-il cependant de son propre pays ou de l’étranger ? Connaissait-il seulement la géographie de l’Europe et sa distribution ? Il avait pris contact avec l’Angleterre en combattant la France ; ces deux puissances résumaient, pour lui, le monde chrétien, et la lutte engagée entre elles le passionnait vivement. Il avait ainsi, il l’aurait avoué lui-même, fait son éducation politique. Cet homme n’en fut pas moins un diplomate avisé et un intelligent administrateur. Débarqué en Égypte dans les rangs d’une soldatesque indisciplinée, il ne connaissait ni l’histoire ni les mœurs du pays, il n’en sut jamais la langue[1]. L’enseignement ni l’étude ne l’avaient initié à aucun des mystères de l’art de gouverner les peuples ; une intuition profonde, intense, constamment éveillée, les lui révéla. Il comprit que l’ordre est la première

  1. Sous l’empire d’un mouvement de défiance que l’un de ses secrétaires lui inspira dans une grave circonstance, il résolut d’apprendre à lire la langue turque. Il avait atteint, à ce moment, l’âge de quarante ans. Il a toujours ignoré les premiers élémens de la langue arabe.