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Seulement il eût fallu que le clergé à qui elle confiait cette tâche si grosse de responsabilités ne comptât que des saints. C’était sans doute demander beaucoup à la nature humaine. La chose s’est vue pourtant : elle s’est vue aux époques où l’Église a été persécutée.


VI

La campagne de la Meuse mettait le sceau à la réputation militaire du duc d’Albe. L’Europe tout entière lui rendait justice et le proclamait le premier capitaine de l’époque, mais l’Europe lui eût-elle refusé cet hommage, qu’Albe s’en fût aisément consolé : la gloire d’un Toledo ne dépendait pas de l’approbation du vulgaire. Les Toledos étaient habitués à ne reconnaître d’autres juges que le pape, le roi et eux-mêmes. Tranquille sur la suite des événemens qu’il avait si heureusement maîtrisés, le duc d’Albe ramenait son armée dans le Brabant et faisait pour la troisième fois son entrée à Bruxelles. Il la faisait en victorieux et à la façon des triomphateurs romains. Avait-il du reste si grand tort quand il se vantait « d’avoir étouffé la sédition, châtié la révolte, restauré la religion, assuré la justice et rétabli la paix ? »

Bruxelles était le siège du gouvernement ; Anvers, ville de cent mille âmes, entrepôt des marchandises de l’Inde et de l’Europe, était la capitale réelle. C’est à Anvers que le duc d’Albe voulut, avec les canons pris à Jemmingen, élever un monument à sa propre gloire. Le bronze conquis lui servit à faire couler dans le moule audacieux une statue colossale. L’image d’Albe se dressa au centre de la citadelle bâtie par les ordres d’Albe pour tenir la ville en bride. Le soupçonneux Philippe trouva cette manifestation d’un présomptueux excessive. Il n’osa pas cependant sur-le-champ s’en plaindre. La chanson fut plus hardie.


Qui s’élève soi-même,


dit-elle au duc objet de son antipathie,


Devient bientôt un pauvre diable.
Duc d’Albe, votre statue dressée A regret
Mériterait bien d’être démolie.
Vous commettez là une mauvaise action,
Une action jugée inopportune par tous,
Car elle est assurément en contradiction avec la situation du pays.
Il semble que vous n’ayez plus rien à demander ;
Vous ne songez qu’à tout détruire.
Mais quand on fait ce qui déplaît à Dieu,
Ou se prépare une fin malheureuse.