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incomparables. Son nom seul, fût-il venu moins bien accompagné, aurait suffi pour répandre la terreur dans les Flandres. On n’y connaissait que trop bien son humeur sombre et rude, son caractère résolu, son fanatisme impitoyable.

Le 9 septembre, Albe convoquait au palais du gouvernement un grand conseil. Les comtes d’Egmont et de Horn commirent l’imprudence de se rendre à son appel. A l’issue de la séance, Albe les fit arrêter. La duchesse Marguerite de Parme comprit que son rôle était fini. Il n’entrait ni dans ses goûts, ni dans ses aptitudes de s’associer à cette politique de violence : elle se démit de sa charge de gouvernante. Resté maître de la situation, le duc put, en vertu des ordres secrets dont il était porteur, donner un libre cours à la répression. Sous le nom de conseil des troubles, il institua un tribunal suprême et l’investit du droit de juger sans appel. Le peuple, à juste titre, trouva un autre nom pour cette cour souveraine : il l’appela le conseil de sang.

« Le jacobinisme, a dit un grand esprit, n’est pas une opinion, c’est une méthode. » Le conseil des troubles et le tribunal révolutionnaire n’eurent-ils pas, en effet, la même jurisprudence ? Deux siècles avant la révolution française, le duc d’Albe fut un jacobin. Type achevé de l’obéissance passive, il ne dévia pas un instant de sa ligne. On lui avait montré le but qu’il devait atteindre : il y marcha aussi exempt d’emportement que de remords, écrasant avec calme la foule sur son passage, impassible comme le char de Jagernauth. Ne perdons pas d’ailleurs de vue le temps où vivait Albe. On sortait à peine de la barbarie. Habitué à faire peu de cas de sa vie, que depuis quarante ans il exposait journellement sur tous les champs de bataille, ce dur soldat sexagénaire disposait avec une égale insouciance de la vie des autres. Quel tort leur faisait-il, après tout ? Il ne les retranchait de ce monde que pour leur ouvrir le ciel. Ses traits nous ont été transmis fidèlement : ils respirent à la fois la hauteur et l’inflexibilité. Deux croyances avaient pris, dès l’enfance, possession de son âme : la foi en ce Dieu vengeur qui avait chassé les Maures de l’Espagne, la foi, également absolue, dans l’infaillibilité du seul être qu’il voulût, après le souverain pontife, confesser plus grand que les Toledos. On a prétendu qu’il était jaloux d’Egmont. Pour qu’une semblable petitesse fût vraisemblable, il faudrait que l’altier représentant de Philippe II eût consenti à voir dans Egmont son égal. Ce serait bien mal connaître une âme espagnole que de la supposer capable de descendre ainsi du faîte de son arrogance. L’orgueil d’un grand d’Espagne, à cette époque, semblait avoir été taillé à la mesure d’un empire sur lequel le soleil ne se couchait pas. Ni comme général, ni comme descendant des alcades de