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et violent sous un dehors correct et froid, alliant la ruse et le calcul à l’audace, une intelligence supérieure à la souplesse de l’homme d’action, il avait réussi à devenir un tacticien incomparable, habile à préparer et à mener une campagne, à manier et à fasciner les masses, sans avoir les dons de l’éloquence. Né Anglais et protestant, il s’était fait l’homme de l’Irlande catholique et révolutionnaire, il l’avait relevée, fanatisée, disciplinée et ramenée victorieusement au combat. Il avait fini par forcer les ministères, les partis à compter avec lui et par imposer la cause des revendications irlandaises au parlement; il l’avait si bien imposée qu’il était arrivé à rallier à cette cause du nationalisme irlandais les libéraux anglais et le premier des hommes du parti, M. Gladstone lui-même. Il était pour l’Irlande le «roi non couronné.» S’il était mort il y a deux ans, il aurait eu, en effet, à Dublin, des funérailles royales: il les a eues un peu tout de même; mais ce n’était plus la même chose, ce n’était plus le vrai Parnell avec son auréole intacte. C’est que dans l’intervalle il avait eu cette maussade aventure d’un vulgaire procès en adultère où il s’était laissé prendre. Il y avait perdu une partie de son crédit et de son prestige, ses amis les plus dévoués, la fidélité de son armée au parlement, l’appui du clergé irlandais, — et par-dessus tout l’alliance de M. Gladstone, qui n’avait plus voulu traiter avec lui. Il luttait encore malgré tout avec une indomptable énergie, — il a lutté jusqu’au bout pour sa popularité ; mais tout était changé pour lui et autour de lui. Après avoir été le lien des Irlandais dans la lutte, il n’était plus qu’une cause de division parmi ses amis, dans le pays, et ce qui lui restait de puissance risquait d’aggraver les malheurs de l’Irlande. Tel qu’il était, avec ses dons supérieurs et ses faiblesses, il avait encore sa place, et il laisse un vide.

Qu’en sera-t-il au jour des élections, pour lesquelles tout se prépare déjà en Angleterre? Si les divisions que M. Parnell avait provoquées par ses aventures et ses obstinations devaient se prolonger après lui, ce serait certes ce qui pourrait arriver de plus favorable pour le ministère conservateur. Si la mort de M. Parnell devait avoir pour effet de rétablir l’union dans le parti irlandais, et par cette union de raffermir l’alliance avec M. Gladstone et ses amis, ce serait une chance peut-être décisive pour la fortune du parti libéral anglais aux élections. Et c’est ainsi que l’Irlande, par ses revendications, par ses misères, même par les aventures de ses chefs, a toujours son rôle dans les affaires de la puissante Angleterre !


CH. DE MAZADE.