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du XIIe siècle, les chansons de geste ont suffi à tous les besoins artistiques. Or, dans ces rudes épopées guerrières, les femmes gardaient une place restreinte et sacrifiée, — non certes comme mères ni comme épouses, — mais comme amantes. Seul, un sensualisme grossier pousse les héroïnes, barbarement amoureuses, dans les bras des beaux barons. Quand, dans la chanson des Aliscans, au milieu d’une cour paisible et superbe, alors que l’encens fume dans les encensoirs et que les jongleurs ont pris leurs vielles, le comte Guillaume d’Orange entre, couvert de sa lourde armure de guerre, étreignant de ses forts poings, sous son mauvais manteau, son épée nue ; qu’il arrache soudain de son trône la délicate reine Blanchefleur, et la traîne, tout esmarie, par ses longues tresses blondes, — on croit voir devant soi, réalisée en un type vivant, la femme des chansons de geste, humiliée aux pieds du baron féodal. — Mais tout à coup, sur les cours seigneuriales, et précisément sur cette cour des Plantagenets où vécut sans doute Marie de France, s’épand un souffle inconnu d’humanité, comme une bonne odeur d’élégance et de politesse ; et, par une révolution brusque, qui, pour la soudaineté et l’importance de ses effets, n’a de comparables que les grands mouvemens d’esprit de la renaissance ou du romantisme, naît la poésie lyrique courtoise. Elle apporte cette idée, grande en soi, que l’amour doit être la source des vertus sociales. Il recèle une force ennoblissante. L’amant doit se rendre cligne de l’objet aimé, par le double exercice de la prouesse et de la courtoisie, et l’amour ne doit se donner qu’à ce prix : car il a pour fin de conduire à la perfection chevaleresque.

Mais cette idée arrive de la Provence, déjà vieillie, outrée. Le principe inspirateur de la poésie provençale est que l’amour est un art ; et les troubadours ont déjà perfectionné cet art jusqu’à la minutie, lis révèlent brusquement aux trouvères toute une rhétorique et une casuistique de l’amour, une dialectique des passions, un code de courtoisie. Les sentimens s’y trouvent catalogués et étiquetés, aussi soigneusement que des genres lyriques, asservis à des lois aussi rigides que le serventois, la tençon ou le jeu-parti. Les poètes provençaux enseignent une étiquette cérémonieuse du cœur, une stratégie galante dont les manœuvres sont réglées comme les pas d’armes des tournois. Puisque le devoir de l’amant est de mériter d’être aimé et de valoir par sa courtoisie, c’est toute une règle de la stricte observance qu’il doit pratiquer. Il doit vivre aux yeux de sa dame dans un perpétuel tremblement, comme un être intérieur et soumis, humblement soupirant, habile, comme un maître des cérémonies, à exercer à propos les vertus de salon. Il