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âge. C’est l’impérieux besoin de l’histoire littéraire de rapporter chaque phénomène artistique à son temps, à son lieu d’origine, à son auteur. Pour en prendre à témoin une autre conteuse, plus illustre que Marie, pourrions-nous comprendre l’Heptaméron, s’il était anonyme, si nous ne savions le dater à cent ans près ? j’ai besoin de savoir que la reine de Navarre est de la race si fine des Valois, la petite-nièce du poète Charles d’Orléans et la grand’mère du Béarnais. J’ai besoin de connaître par Marot, voire par Brantôme, cet « esprit abstrait » qu’invoque Rabelais, cette âme à la fois très mystique et très libertine, très légère et très pure. Pour comprendre ce qui distingue dame Oisile de l’Heptaméron de la Fiammetta du Décaméron, j’ai besoin de me rappeler que la Marguerite des Marguerites, imitatrice de Boccace, est aussi l’élève du Canosse pour la langue hébraïque, l’amie d’Étienne Dolet, l’aimable théologienne du Miroir de l’âme pécheresse, et la protectrice des mystiques ouvriers de Meaux. J’aime à la voir, quand elle compose ses nouvelles, « dans sa litière, en allant par pays : » sa dame d’honneur, la grand’mère de Brantôme, lui tient l’écritoire, et quand elle lit son dernier conte dans sa petite cour de Pau, on se plaît à grouper autour d’elle, auprès de Valable et de Calvin, Bonaventure Desperriers, qui rit, et l’évêque Briçonnet, qui s’inquiète. Mais il nous est rarement possible de revoir de même, en son individualité vivante et sa réalité distincte, l’un de nos vieux poètes. Toutes les grandes œuvres du moyen âge, épopées ou cathédrales, sont anonymes, ou, si nous connaissons le nom d’un poète ou d’un architecte, ce n’est qu’un nom. Ces artistes n’ont eu ni chroniques pour garder leur mémoire ni légendes pour l’embellir : illacrimabiles, carent quia vate sacro. Marie de France fut célèbre pourtant : il s’est en effet trouvé jusqu’à deux écrivains, Denis Pyramus et le poète anonyme de Renart couronné, pour lui accorder une mention, — et c’est beaucoup. Ses lais furent lus et goûtés pendant plus d’un siècle[1], ce qui constitue, à une époque quelconque, pour une œuvre d’art, une enviable longévité. Preuve plus significative encore de succès : les œuvres de Marie ont passé les frontières de notre langue. Nous possédons, en effet, sous le titre de Strengleikar, une collection de légendes scandinaves : ce sont les lais de Marie, traduits mot pour mot en

  1. Ce qui le prouve, c’est que les cinq manuscrits qui nous ont conservé des lais de Marie ont tous été écrits dans la seconde moitié du XIIIe siècle, ou même au commencement du XIVe, c’est-à-dire, comme on le verra plus loin, cent ans après que les lais eussent été composés ; ils représentent donc la tradition de plusieurs séries de manuscrits intermédiaires, très nombreux peut-être, copiés et recopiés au cours de tout un siècle, perdus pour nous.