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Il est vraisemblable que, si les associations étaient libres, l’escroquerie « à l’association » prendrait un rapide essor. Il faudrait y parer. Toute loi sur les associations appelle donc des pénalités nombreuses et diverses : mais l’essentiel, c’est qu’elles ne s’attaquent jamais qu’au délit, et non un principe même de l’association. Il ne devrait pas être nécessaire d’ajouter que toute infraction aux dispositions légales ne saurait être réprimée que par des peines de droit commun, prononcées par les tribunaux, à l’exclusion de toute ingérence administrative, de toute mesure de rigueur, de toute dissolution par voie d’autorité, toutes choses incompatibles avec la liberté et avec le droit.


V.

Cette loi sera-t-elle jamais faite? Et si elle se fait, que produira-t-elle? Il serait aussi naïf qu’oiseux de se livrer, sur ce point, à des considérations prophétiques. C’est, d’ailleurs, un fait d’expérience que les résultats de la liberté se produisent rarement du côté où ils étaient le plus attendus. Le développement des syndicats agricoles, à la suite de la loi de 1881, en est un exemple récent, et de nature à rendre très circonspect.

Ce que l’on peut affirmer sans trop de crainte, sous peine de désespérer de l’esprit français, c’est que la liberté d’association serait mise à profit dans une large mesure. Sur ce point, il règne beaucoup de doute et d’incrédulité. On a souvent répété que les Français étaient rebelles à l’association. Ce reproche ressemble à celui qu’on leur adresse non moins souvent de n’être pas colonisateurs. Ils ne sont pas colonisateurs parce qu’ils n’ont pas de colonies : ils l’ont été, quand ils en avaient. Ils ne s’associent pas, parce qu’il leur en est fait défense et qu’ils ont à compter avec la législation que nous avons rappelée, qui suffit amplement à leur en ôter le goût. Que se passerait-il le jour où la loi changerait? N’est-ce pas un singulier préjugé que de nous croire à ce point insociables? Et ne serait-il pas plus vrai de dire, au contraire, que s’il est une race où l’instinct social soit inné, qui soit essentiellement rebelle à l’individualisme et à l’égoïsme que d’autres ont érigé en dogme et en règle de conduite, c’est la nôtre ? S’il en était ainsi, la loi française, qui contrarie à ce point les mœurs, serait étrangement choquante, et il serait urgent de la modifier. Sans considérer tant de choses, il suffit peut-être qu’il y ait là une grave question de liberté et de justice. La liberté d’association dût-elle être suivie de peu d’effet, il faudrait encore l’établir et la garantir, parce que c’est un droit, et que le droit a dans tout État sa place marquée, d’où il n’est jamais exclu impunément.


PIERRE DARESTE.