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restait plus; un mauvais vent avait soufflé, la dispersant comme la poussière; on était ainsi à la merci de l’étranger! »

Tout était fini ; le dernier ordre du jour du maréchal est daté du 21 octobre 1815; cependant, il ne reçut que le 6 février 1816 l’autorisation de rentrer à Paris ; on voulait bien lui dire que sa présence à Bourges était une force morale, à défaut de la force matérielle ; c’était une façon polie de le tenir à distance. Enfin, il vint reprendre ses fonctions de grand-chancelier de la Légion d’honneur.

Ici s’arrête le récit des Souvenirs. « Depuis cette époque, a dit le maréchal, aucune circonstance personnelle se rattachant à ma carrière militaire ou politique ne mérite plus d’être mentionnée. » Accablé par la goutte, hors d’état de monter à cheval, il se démit de la grande chancellerie le 15 novembre 1830, et se retira dans sa terre de Courcelles où il mourut, le 25 septembre 1840 : il avait soixante-quinze ans.

Le manuscrit a pour épilogue un souvenir caractéristique. C’était à Saint-Cloud, sous le règne de Louis XVIII; Macdonald, major-général de la garde royale en quartier de service, déjeunait à la table du roi; il était assis à côté de Monsieur. « Avant la révolution, lui dit son auguste voisin, vous serviez dans la brigade irlandaise. — Oui, monseigneur. — Presque tous les officiers ont émigré. — Oui, monseigneur. — Pourquoi n’avez-vous pas fait comme eux? Quelle raison vous a retenu en France? — Monseigneur, j’étais amoureux. — Ah! ah ! monsieur était amoureux. — Oui, monseigneur, tout comme un autre, j’étais marié ; j’allais être père; et puis monseigneur sait bien qu’il y a eu bien des motifs d’émigration ; ce n’a pas toujours été le dévoûment, l’opinion qui a déterminé, surtout parmi les jeunes officiers qui, comme moi alors, entendaient fort peu la politique, mais souvent de mauvaises affaires, quelques-unes fort sales, des dettes, etc. D’ailleurs, il faut que je fasse un aveu à votre altesse royale. — Lequel? — C’est que j’adore la révolution. » Monsieur fit un mouvement de surprise et changea de couleur. « J’en déteste les hommes et les crimes; l’armée n’y a point participé ; jamais elle n’a regardé derrière elle, toujours en face de l’ennemi, elle déplorait les excès de l’intérieur. Comment n’adorerais-je pas la révolution? C’est elle qui m’a grandi, élevé; sans elle aurais-je aujourd’hui l’honneur de déjeuner à la table du roi à côté de votre altesse royale? » Monsieur, qui s’était remis et avait repris sa belle humeur, lui frappa sur l’épaule en disant: « Eh ! vous avez bien fait; j’aime cette franchise. »

Voilà l’homme.


CAMILLE ROUSSET.