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C’est l’opinion que nous nous étions faite dès notre départ de Grand-Lahou, c’est pour cela que nous avons, en passant, pris tant de renseignemens sur les rivières. Et maintenant, documens en main, il nous reste à choisir entre le Sassandré et le San-Pedro.

C’est le San-Pedro qui aura nos préférences. Arago est en train de remonter le Sassandré, au reste, le San-Pedro passe pour un fleuve plus long.


7 mai.

A neuf heures, un steamer, venant de Grand-Bassam, se dirige droit sur nous… puis reprend sa route vers Bereby. A dix heures, autre steamer, venant de Dakar celui-là. Il stoppe, au diable, dans la rade de San-Pedro. On se rue sur le canot de la factorerie, impossible de le démarrer de son garage, et il faut voir les gestes et entendre les cris des Kroumans ; tout se borne, du reste, aux gestes et aux cris. On voit qu’il ne passe pas souvent des steamers à San-Pedro ! De guerre lasse, nous mettons à l’eau notre bonne pirogue qui gaillardement s’en va portant, sans avoir l’air de s’en douter, vingt-cinq Kroumans et trois blancs.

Quiquerez a réuni tous nos papiers, toutes nos cartes dans un journal, et nous allons tâcher d’expédier tout cela avec un de nos Sénégalais à M. Desaille, le résident de Grand-Bassam.

Abordage pénible. La mer danse dur et, fâcheux contre-temps, la pirogue descend quand l’échelle monte. Le capitaine, homme fort courtois, parle parfaitement le français. Il ne va pas à Grand-Bassam, mais, en passant, il déposera Patebba, notre Sénégalais, à Half-Jack, à quelques kilomètres de là. A la hâte, je descends au saloon, je griffonne deux mots incohérens à M. Desaille, pour lui expliquer ce que sont ces papiers et ces cartes à peine enveloppés dans un journal. Le paquebot lève l’ancre… On n’attend que moi… Je griffonne, je griffonne… ça y est ! Si M. Desaille y comprend goutte, je veux être pendu. On nous jette littéralement dans notre pirogue et vogue la galère ! En me retournant, je remarque heureusement que la galère s’appelle le Mandingo. Heureusement, car nous n’avions pas fait 100 mètres que Quiquerez se frappe le front, s’arrache les cheveux, donne les signes du désespoir le plus violent. « Qu’est-ce qu’il y a ? — Il y a, parbleu, que nous n’avons oublié qu’une chose, c’est de donner de l’argent à Patebba. — Et c’est moi qui suis le coupable, moi qui ai oublié, moi le banquier, le secrétaire. » Justement, nous avons choisi le plus bête, le moins débrouillard de nos hommes, une espèce de brute qui ne sait pas un mot de français ! Vite, en arrivant, j’écris une lettre explicative à M. Desaille, une lettre chargée, encore plus incompréhensible